Il pleut. Comme toujours, sans doute. Il a l'impression que la pluie ne s'arrête jamais, en automne. Il marche dans les rues aux contours parfaitement rectilignes. Il marche un peu au hasard, parce qu'il ne sait pas où l'attendre. Son téléphone portable sonne, il décroche d'un geste mécanique.

« Allô ? Ouais. Ouais, t'es où là ? »

Il reconnaît la voix grave à l'autre bout de la ligne. Sauf que cette voix lui semble crier ''à l'aide'' à chaque mot prononcé.

« Ok, j'arrive. Bouge pas surtout. »

Il change d'attitude, soudain plus vif. Il a une destination. Il est pressé, maintenant. Il veut aider. Mais quelque chose mine sa bonne humeur habituelle. Quelque chose de douloureux. Quelque chose qu'il a du mal a accepter. Il court, à présent. Il est inquiet. Essayer de sourire. D'avoir l'air heureux. Ne pas afficher un air déprimant. Ne pas...

Il s'arrête net à l'entrée d'une bouche de métro bondée. Parce qu'au milieu, il y a lui, qui semble totalement paumé. Paumé et désespéré. Merde. Comme s'il avait besoin de ça ! Aucun d'entre eux n'a mérité un tel destin. Et pourtant, s'il est là, ce n'est pas pour rien. Alors il essaie d'avoir l'air normal. De mettre tout ça de côté. Parce que lui n'en sait rien. Et pour l'instant, il n'a pas besoin de le savoir. Il lui fait signe. L'autre marque une absence cruelle de réaction. Son regard d'émeraude indique clairement qu'il ne l'a pas reconnu. Ou peut-être juste pas vu. Il a l'air complètement perdu. Dans un élan d'altruisme, il l'attrape vivement par le bras et l'entraîne en haut des escaliers qui s'enfoncent dans les sous-sols de la ville. Partout, des gens se pressent. Mais eux, ils courent.

Ils sont en bas de l'immeuble, à l'abri de la pluie.

« Hé, ça va ? T'as pas l'air dans ton assiette, mec... T'en veux une ? »

Il sort un paquet de cigarettes de sa poche et joint le geste à la parole. Le regard vide de l'autre croise un instant le sien, puis se pose sur le paquet.

« Vas-y, prend. Mais te force pas si tu y arrives pas ! »

Lance-t-il d'un ton un peu plus joyeux pour essayer de détendre l'atmosphère.

« Allez, raconte. »

Le brun s'empare de la clope d'un geste vif qui témoigne de son agacement, mais n'ajoute rien.

« Elle est partie », lâche-t-il enfin dans un soupir rageur.

« Héééé, mec t'es sûr que ça va ? T'as l'air complètement pété, t'sais ? »

La voix rauque recommence. Pourquoi lui demande-t-elle cela incessamment ? Bien sûr qu'il va bien. Évidemment qu'il va bien. Il va très très très bien, même... Hic ! Voilà, il pète la forme, même. Hic ! Même s'il n'arrive plus à aligner deux mots cohérents, il ne s'est jamais senti aussi bien. Hic ! La tête lui tourne et il sent le sol tanguer sous ses pieds. Mais il va bien ! Il se retourne brusquement lorsqu'une poigne ferme enserre son bras et lui interdit de faire un pas de plus. Un demi-tour mal assuré – il manque encore de tomber. « Nan mais tu peux pas continuer comme ça mon gars, viens j'te ramène. » Il fronce les sourcils, louchant sur une grosse mèche blonde qui lui barre à moitié la vue. « Mais si... J'vais bien... J'vais bien, m'prends pas la tête avec ça, j'suis pas comme toi, j'ai l'habitude... »

Il va lui prouver. Il a les idées claires. Claires. Claires. Tout à fait claires, d'ailleurs. Il aperçoit la jeune fille brune du coin de l’œil. S'approche, croit s'approcher. Fais un pas et s'étale lamentablement sur une forme qu'il devine être la sienne. Cherche les lèvres douces et sensibles, le regard pétillant et espiègle. Il sent l'alcool qui rougit ses joues. Et surtout – surtout – il entend le cri outré de surprise, sent les lèvres qui se rétractent, s'esquivent promptement. Valse en arrière sur deux bons mètres. Il cligne des yeux, hébété, alors que des rires sonores retentissent autour de lui, se mêlant au boucan saccadé de la musique et au sifflement qui refuse obstinément de quitter ses oreilles depuis le concert. Devant lui, un jeune homme blond le fusille de son regard bleu glacier tout en faisant mine de s'essuyer la bouche. « Tu vois qu't'as trop bu, mec », reprend la voix grave à côté de lui, mi-moqueuse mi-consternée.

On l'aide à rester debout. Au fond de la pièce, elle est bien là. Elle le fixe d'un air sincèrement désolé, secouant légèrement la tête de gauche à droite, comme pour lui dire « Non... Arrête, t'es pathétique. » Il devine la déception dans son regard. « Wendy, attends, c'est pas ce que tu... » Mais elle s'est déjà envolée. Loin, loin de la fête, et il sait qu'il ne l'y retrouvera pas. Ce genre de fêtes, c'est pas son truc. Il fait deux pas, on ne le retient plus. Et il s'effondre sur le sol encombré de bouteilles vides et autres gâteaux apéritifs écrasés.

"What if what I want makes you sad at me ?" La musique était de plus en plus distante à mesure qu'il marchait. Il s'éloignait des vestiges de la fête. Le réveil avait été dur, mais il tenait le coup. Il le fallait bien, après tout. Malgré ça, il avait une sacré migraine, et avait du mal à se rappeler de ce qu'il avait fait la veille. Son portable vibra dans sa poche tandis qu'il tentait d'effacer les tâches de son tee-shirt. Qu'est-ce que c'est que cette merde sur mon tee-shirt ? Qu'est-ce que j'ai fait hier, sérieux ? Il tira le cellulaire de sa poche tout en se massant le front d'un air contrarié. Wendy n'était pas là, c'était étrange. Il était pourtant sûr de l'avoir aperçue la veille... « T'es qu'un gros nul. » Au moins, le message était clair. Il releva la tête, hébété, avant de se rendre compte que l'expéditrice du message se tenait à une vingtaine de mètres de lui, derrière les clôtures du jardin. Marchant sur diverses emballages qui traînaient encore par terre, il s'approcha de la fille.

« Stop. T'approche pas de moi, sale loser ! Nan nan, tu fais pas un pas de plus. » La fille recula en le fusillant du regard, le détaillant avec déception. Il s'arrêta, la suppliant silencieusement de ne pas partir maintenant. Elle fit volte-face d'un air extrêmement contrarié et le planta seul dans le jardin. Il passa la barrière de bois d'un bon mal assuré, titubant encore légèrement, et courut vers elle. « Attends Wendy, pars pas comme ça ! Ok, j'ai été nul hier, mais tu sais, c'est pas souvent qu'on a l'occasion de venir ici, et on rentre à New-York demain ! » Pas un regard. Pas un mot. Il était comme transparent à ses yeux. « Qu'est-ce qui t'as mis en rogne comme ça ? Est-ce que je peux me faire pardonner, au moins ? S'il te plaît, réponds-moi... » Nouveau vent. Bah comme ça au moins, il était fixé. "Cause you know that I'm always all for you..." Il se saisit de son bras pour la forcer à le regarder dans les yeux, manquant de se noyer dans son regard océan.

« Wendy... Pourquoi tu m'ignores comme ça ? Qu'est-ce que j'ai fait de si grave pour que... » « Me touche pas, l'alcoolique. – Elle se dégagea sèchement de sa prise – T'as vu combien de clopes t'as encore fumées ?! J'espère que t'as bien aimé ton petit bisou avec Ian, parce que maintenant, c'est avec lui que tu vas devoir passer tes soirées à pleurnicher sur tes eng... » Elle se ressaisit , comme si elle venait de se rendre compte qu'elle hurlait en faisant de grands gestes avec ses bras. Soupire, regard distant. « Jaden. C'est fini entre nous. C'est cliché, mais c'est comme ça. La seule chose que tu puisses faire c'est me ramener à New-York, et disparaître. »

"Only one for you..." Disparaître. Comme la musique.

'Joyeux Noël cousin, et éclate-toi bien avec Double-you !'' Il sourit en lisant ce message, se doutant du destinataire sans même avoir à lire son nom sur l'écran de son portable. Une seule personne lui parlait de Wendy comme d'un « double-you ». À table, les assiettes circulaient et les invités piochaient allègrement dans les divers plats à leur disposition. Cachant de nouveau son portable sous la nappe blanche, il soupira de lassitude. Qu'aurait-il donné pour fêter Noël avec les autres ? Une joyeuse pression sur son épaule le tira de sa rêverie, et le visage souriant de Wendy apparut dans son champ de vision. Heureusement qu'elle était là, sinon il n'aurait pas supporté la soirée.

« Ah, et lui, c'est Monsieur Redford. Tu sais, je t'ai déjà parlé de lui cette semaine. Un grand homme dans le monde de l'entreprise, il ira loin ! » Rien à faire de Monsieur Redford. Moi je voulais un Noël en famille. Même chez Seth ça doit être plus drôle. Il se força à sourire à l'homme que lui présentait son père au cours du dîner et soupira quand l'autre le quitta des yeux. « C'est pas grave, souffla une voix féminine à son oreille, la prochaine fois on fêtera Noël chez moi. Et on invitera les autres. Range ton portable, tu vas te faire disputer. » Il sourit de nouveau, mais avec sincérité, cette fois-ci. « Merci Wendy. Et... Désolé de t'infliger ça. » Elle lui lança son regard malicieux avant de susurrer, faussement moqueuse : « Mais c'est toi qui t'ennuies, enfin. Moi je m'éclate, ça se voit pas ? Et puis, on n'est pas obligés de parler affaires avec eux... »

Elle avait beau essayer de lui remonter le moral, rien n'y faisait. D'un autre côté, il avait de la chance de l'avoir auprès de lui. Et il s'en rendait parfaitement compte.

« Action ! » Il débarque en plein milieu de la partie, un paquet de bière à la main. Les autres sont affalés en rond sur divers support – poufs, fauteuils, canapés, couvertures roulées en boule – et semblent déjà bien s'amuser. Il voit tous les regards se tourner vers lui, vers la bière, vers lui. « Pour Jaden, cette fois ! Alors... » Le brun qui parle lui lance un regard narquois, comme s'il savait que son défis le mettrai vraiment à l'épreuve. « Ce soir, tu lui dis. » Et lui, il s'arrête, paralysé. Il voit un autre gars blond filer un coup de coude au brun et faire « C'est lui, ton cousin ? » discrètement. Il voit l'autre acquiescer, toujours aussi satisfait de son effet. « Euh... C'est que... Je sais pas si elle s'est rendue compte que... » Il hésite. Dès que ça touche à cette fille, il sait que ça devient délicat. « Hé, les gars, j'ai même pas commencé à jouer... Si vous voulez les bières, changez de question ! » Il s'est repris, et il sait qu'il a le moyen de pression fatal avec lui. Le brun hausse les épaules et enchaîne avec un autre défis : « Ok, comme tu veux, mec. File les bières, alors ! T'as qu'à essayer de jouer quelque chose, à la place. »
Il sourit, une lueur de défis dans les yeux. « Seth, t'es vraiment une enflure, tu sais ? » Ce n'est pas dit méchamment, mais c'est assez insultant pour qu'il ne perde pas toute sa crédibilité devant les autres. Il se saisit pourtant de la guitare que lui tend le brun, se demandant ce qu'il va bien pouvoir faire pour ne pas se taper la honte devant toute cette assemblée de potes qu'il ne connaît pas encore très bien. Le brun lui avait déjà montré deux ou trois morceaux, il y a longtemps, mais de là à les rejouer comme ça... Il est plus branché dessin et photo, lui, la guitare, ça le dépasse un peu. « Attends, on va t'apprendre. Comme ça tu pourras lui jouer quelque chose, quand tu la reverras. Et je te garantis qu'elle te sautera dans les bras, mon gars ! » Il est un peu gêné qu'il parle de ça devant tout le monde. Et d'un autre côté, même s'il ne veut pas aller trop vite avec elle, il se dit que, peut-être ça lui fera plaisir.

Tu es dans la merde mec. Vraiment. Souffle la petite voix de sa conscience.

Le type en face n’a pas l’air amical. Il avance vers lui d’un air déterminé et implacable. Ses yeux verts à peine cachés par sa tignasse châtain clair lui lancent des éclairs. Il ne l’a jamais vu dans un état pareil. Où est passé son air bon enfant ? Son sourire ? Il aimerait lui dire d’attendre, de le laisser s’expliquer, de ne pas s’emporter en un geste qu’il pourrait regretter. Seulement il sait que l’autre ne regrettera rien et que lui même n’a pas d’excuse.

Il recule, il ferme les yeux et essaye vainement d’esquisser un blocage de défense. Ca ne sert à rien. Le poing part et vient s’abattre sur son visage. Douleur contre sa joue. Il ne sent plus sa mâchoire. L’autre l’a attrapé par le col et lui postillonne à la figure d’un ton haineux. « Ca c’est pour elle. Tu t’en approches plus jamais. Plus jamais t’as pigé ? » Il hoche craintivement la tête, son cœur bat à toute allure. Le goût du sang se répand dans sa bouche. Il a l’impression d’être un gamin sans défense. Et c’est le cas.

Mais c’est ta faute Jaden. T’aurais pas dû… Non il n’aurait pas dû. Et il sait aussi qu’il ne peut pas faire machine arrière. L’autre ne semble pas avoir envie de le frapper à nouveau. Le rouge monte aux joues du blond en songeant qu’il a peut être pitié de le voir aussi misérable. La haine a laissé place au mépris dans les yeux de son adversaire qui lui lâche le col. « Wendy mérite mieux que toi. » Il fait craquer son poing et reprend. « Tu la rayes de ta vie, tu la supprimes de tes contacts, t’essayes même pas de lui adresser à nouveau la parole. » Le type s’avance et plante ses yeux dans les siens en articulant lentement. « Tu l’oublies. »

Il lance son sac dans la loge et se précipite sur le carton d'affaires. Merde, il est encore en retard. Deuxième fois cette semaine. Il ne fait même pas attention au scotch sur la boîte rigide, légèrement décollé, ni même au rebord à moitié replié seulement. Il est en retard, alors les détails de ce genre, il s'en contre-fiche. Il a juste vu son nom dessus, et c'est tout ce qui compte. « Jaden, ça va être à toi, fais gaffe » lui lance un technicien derrière la porte, tout en toquant trois coups fermes qui voulaient dire ''magne-toi ou tu risque de plus revenir ici avant un bon bout de temps.'' Il comprend l'avertissement et arrache l'adhésif avec empressement, retire son tee-shirt, commence à enfiler celui qu'il vient de piocher dans le colis.

Gluant. Le nouveau maillot était gluant. What the fuck... ?! Qu'est-ce que... ?! Un bruit désagréable provient de son dos, il sent quelque chose lui chatouiller le crâne, le dos, les oreilles, le cou, et... « OH MON DIEU NON, C'EST DÉGUEULASSE ! » Le cri choqué lui a échappé. Dans un geste précipité, il ôte le débardeur piégé et le jette contre le sol, se tortille dans tous les sens pour retirer les trucs qui le chatouillent. En attrape un, le porte à hauteur de ses yeux. Des vers. Il y avait des putains d'asticots dans son maillot ! Il se secoue, ébouriffe ses cheveux blonds, attrape son précédent tee-shirt pour s'essuyer le dos et la tête. Si je trouve l'enflure qui a fait ça... Rageur, il retourne le carton sur le sol, pour découvrir que le dernier jeans Lewis a également reçu son lot d'arthropodes. Et du carton tombe aussi une petite feuille de papier, méticuleusement pliée en quatre. Il s'en saisit, la lit. « Surprise surprise, hope you liked it, Mr. Happiness. :) » Quelle enfoiré, putain... Si c'est Seth il va... Oh. Nan. Il arrive que demain, c'est vrai. Alors c'est...