Un claquement brusque. Celui de la porte d’une voiture qui se ferme avec hargne sans un dernier regard pour le véhicule et son chauffeur. Il fait gris. Le temps est morose. Mais elle n’a pas le temps de se soucier du ciel. Elle avance, la démarche assurée vers l’entrepôt en ruine. Il y règne une vieille odeur de poissons qui lui fait froncer le nez et plisser les yeux. Elle relève machinalement une mèche de ses cheveux blonds qui s’est échappée de sa queue de cheval et avance encore. Cachée derrière les caisses poussiéreuses, son cœur palpite d’excitation alors qu’elle vient d’apercevoir une bande de jeunes. Des adolescents aux regards hagards et aux allures douteuses. Des junkies. Et là où il y a une bande de junkie, il y a forcément… Bingo ! Ils sont regroupés autour des caisses et commencent tout juste à parler. Elle inspire doucement. Une fois. Deux fois. Trois f…
« POLICE ! » le cri fuse tout seul alors qu’elle roule à portée de vue de tous. La panique surprend l’assemblée mais elle s’y attendait. La situation se déroule exactement comme dans les cours techniques. Il n’y a plus qu’à attraper le flin…Le flingue ? Il n’y a pas de flingue. Son holster est vide. Un frisson lui parcourt l’échine et un voile d’effroi masque son regard. Son cœur bat plus vite sous l’effet d’une terreur à peine contenue. Elle prend soin à présent de regarder les hommes qui sentent que la situation lui échappe. Un jeune assit sur des caisses la regarde fixement alors qu’un autre plus prompt se saisit d’un couteau et s’avance avec un sourire qui ne laisse rien présager de bon. Prise de court, elle recule. Faire quelque chose. Vite. L’homme avance encore. Calvetti. Appeler Calvetti. L’homme n’est plus qu’à un mètre. L’appeler maintenant. Il lève son couteau…
« CALVETTI ! » son cri à l’accent du désespoir et a au moins le mérite de surprendre suffisamment l’homme au couteau pour qu’il n’aille pas immédiatement au bout de son geste. Il sursaute, l’espace de cinq secondes. Cinq secondes, c’est beaucoup. Les claquements fusent. L’homme tombe. Les autres déguerpissent. Mais les balles ne s’arrêtent pas pour autant.
Elle se sent prise dans les bras, elle sent un torse chaud qui la serre, une odeur de musc et de grenat. Calvetti. « Ca va ? Tu n’as rien ? Tu n’as rien ? » La voix rauque et grave répète la question d’un ton inquiet. Elle se dégage et refoule ses larmes d’angoisse. Il faut finir la mission. D’une démarche chancelante, elle tourne dans les lieux de la scène, maudissant son oubli.
« Hep toi là bas ! » tonne la voix de l’homme à l’égard d’un garçon blond qui rampe sur le sol. Elle ne le regarde pas se saisir du gamin, elle ne prête pas attention à leurs cris. Non. Elle se demande. Elle se demande ce qui se serait passé s’il n’avait pas été là. Et son cœur flanche.
souvenir 2
Quelque chose cloque. Ils seront bientôt au campement mais quelque chose cloche. La tension dans la jeep est devenue pesante. Elle n'aime pas ça. Ils sont tous sur le qui-vive, et elle aussi. L'espace d'un instant, elle se demande pourquoi elle a voulu être ici. Était-ce le bon choix ? Oui. Forcément, oui. Dans la vie, il n'y a pas de place pour le doute. Le doute c'est pour les faibles. On le lui a bien fait comprendre. Et elle l'a assimilé avec une aisance presque effrayante. Sauf que maintenant, quelque chose cloche toujours. Le véhicule traverse une grande rue quasi-déserte, parsemée de bâtiments aux formes irrégulières et inégales. Ça change de New-York et ses avenues rectilignes. Presque personne dans les rues. Moins de circulation que d'habitude. Quelque chose cloche.
Détonation. Détonation puis explosion. Un souffle puissant balaye la rue. Envolée, la jeep, envolés, les collègues, envolé, le commandant. Envolée, la vie de tant d'êtres chers. Ses oreilles sifflent, elle a l'impression que tout le vacarme du monde s'est déversé dans ses tympans en l'espace d'une demie seconde. Son dos lui fait atrocement mal, comme si sa peau était brûlée. Elle a chaud, elle transpire. Sous les débris de la jeep, elle sent que quelque chose la fait souffrir. Elle n'a pas la force d'ouvrir les yeux, au milieu des décombres, mais elle sent qu'un objet dur et tranchant s'est enfoncé dans son épaule. Elle revoit les dernières images avant le choc dans sa tête : la voiture qui avance, l'air anxieux de ses camarades, la mine grave du commandant, et le semblant de building soufflé par la bombe. Tout est allé si vite...
Elle entends des bruits de pas, des cris de panique, et le crépitement d'un feu à proximité. Mais son esprit est embrouillé, et la confusion extérieure ne l'aide pas à comprendre ce qui lui arrive. Elle ouvre vaguement un œil, consciente de l'effort colossal dont elle fait preuve pour rester rattachée à la réalité.
« Bouge pas, ça va aller », halète un grand type costaud qu'elle ne reconnaît même pas « On va te soigner l'épaule, t'inquiète... Ça va aller... Ça va aller », continue-t-il d'articuler tout en s'assurant qu'elle ne perd pas trop de sang. Mais elle est déjà loin, la jeune femme. Si loin, sur les douloureux rivages de l'inconscience, qu'elle ne sait pas qu'il l'emmène à l'infirmerie du camp.
souvenir 3
« T'as trouvé quelque chose ? »
Elle se demande s'il sera aussi efficace que Christie. Avec elle, au moins, les missions ne traînaient pas, le travail était propre, les rapports toujours clairs. Et lui ? Est-ce qu'il sera à la hauteur ? Elle examine le dossier tout en repensant à la façon dont son ancienne partenaire de travail lui avait annoncé son départ. Une promotion pareille, ça ne se refuse pour rien au monde. Elle jette un regard froid au remplaçant de son amie. Il n'a pas l'air d'être du genre à faire le boulot proprement. Il a l'air trop sûr de lui, trop dispersé, trop plaisantin.
Ses prunelles vertes luisent d'un éclat insatisfait lorsqu'il lui annonce qu'il a peut-être une piste. Il n'a pas l'air de prendre l'affaire au sérieux, et ça l'agace. Il n'est pas concentré. Au lieu de ça il s'amuse, fait rouler une gomme sur son bureau, feuillette rapidement une pile de documents posés sur la table, sifflote. « Bon, tu vas me dire ce que t'as trouvé oui ou merde ?! » Grogne-t-elle en fracassant un pauvre critérium bleu foncé sur son propre bureau. Non, vraiment, elle ne le supporte pas, celui-là. « Oh, du calme la tigresse, tu me fais presque peur, tu sais... Ils t'ont pas appris à rester calme, à l'ar... » Le dossier vole, s'écrase contre son visage trop assuré. Il laisse les feuilles s'éparpiller sous sa chaise et reprend, légèrement vexé : « Bon, tu vois l'entrepôt derrière le stade d'athlé' ? D'après mes sources, il risque d'y avoir une transaction aujourd'hui. Si on part maintenant, on peut sans doute les prendre sur le fait. »
Elle n'attend même pas qu'il poursuive. Plus vite ça sera réglé, mieux ça sera. Elle se lève rapidement et bondit hors de la pièce, de sa démarche souple et féline. S'éloigner. Vite.
souvenir 4
Débile. Ce garçon est débile. Elle en est à présent sûre alors qu’elle l’observe, d’un œil hautain, occupé à chercher des assiettes en carton dans la cave. Elle renifle, méprisante. Elle n’a pas envie d’être ici. Toute cette fête ne l’intéresse pas. Elle n’aime pas le bruit, l’agitation, les piaillements inutiles et les rires forcés. Un anniversaire surprise. Qui fête encore un anniversaire surprise pour ses trente ans ? Lucas. Ou du moins, la femme de Lucas. Une raison de plus pour se sentir mal à l’aise dans cette soirée improvisée.
« Qu’est-ce qu’il fait sombre ici ! » bougonne l’homme à la recherche des assiettes en carton. Elle soupire, excédée et finit par s’écrier « C’est d’ailleurs pour ça qu’on a inventé les lampes de poches. » Crétin. Il se retourne et la jauge du regard. Elle se fiche de ce qu’il peut penser d’elle. Ses cheveux blonds lui rappellent ceux de Lucas. Comment se sont-ils connus ces deux là, déjà ? Ah oui, en Italie. Elle se souvient. Elle lui tend la lampe en question et tourne les talons pour quitter la cave.
Elle a besoin de respirer de l’air frais. D’oublier le bruit. D’aller ailleurs. N’importe où mais ailleurs. « Je suis au courant. » « Pardon ? » elle se retourne et vois le blond qui l’observe, impassible. « Je suis au courant pour ce que vous faîtes. » Elle hausse les épaules. « Ah. » Ah quoi ? C’est une leçon de morale qu’il va lui faire ? Elle continue sa route. Un goût aigre dans la bouche. Derrière elle, elle peut entendre le chien qui a rejoint le blond haleter sous le soleil du mois de juin. « Vous allez avoir des ennuis. » reprend-t-il. Elle ne prend même pas la peine de se retourner pour lui répondre. « Je m’en fou. J’en ai déjà. ».
souvenir 5
Coup de feu. Grand silence. Tension, adrénaline. « Calvetti ? » Sa voix se veut froide, mais elle est inquiète. Elle a un mauvais pressentiment. Et dans la rue, personne. Il fait sombre, presque nuit. Et puis il y a cette silhouette qui s'écrase par terre dans un gargouillis morbide. Calme. Sans froid. Mesure. Elle sait qu'il faut s'assurer qu'il ne s'agit pas d'une embuscade. Elle sait qu'il ne faut pas se ruer sur le corps pour espérer qu'il survive. Elle sait tout ça. Et pourtant elle court, ses jambes la portent sans qu'elle en ait pleinement conscience. Et elle se jette au chevet du blond. Elle voit bien qu'il ne fait pas semblant, cette fois. Du sang macule la chemise blanche sous son uniforme. Du sang. Beaucoup trop de sang. « Lucas ? » Son regard lointain lui répond, atrocement vide. « Lucas arrête ça, c'est pas le moment ! » Elle aimerait l'engueuler, lui faire la morale, lui hurler qu'il n'est pas assez sérieux, pas assez concentré, pas assez dans son travail. Le secouer pour le faire redescendre sur terre. Parce que c'est mieux que de le voir mourir comme ça. Mais tout ça c'est fini. Fini parce que lui-même semble fini. Pas de larmes. Il ne voudrait pas de larmes. Elle se mord la lèvre inférieure. Jusqu'au sang, parce que la douleur de le voir ainsi est plus forte que tout. Des pas, derrière elle. Le coupable ? S'il revient sur ses pas c'est un homme mort. « J'ai entendu des coups de feu, c'est... Oh mon Dieu... ! » Il ne lui manquait plus que ça. Une incapable qui va l'encombrer plus qu'autre chose. Et qui d'ailleurs tente d'éponger le sang sur le torse de Lucas. « Dégage ! » Lâche-t-elle avec hargne en écartant la main de la brune d'un geste rageur. « Va chercher de l'aide au lieu d'être inutile ! » Oui, elle est injuste. Mais l'injustice, elle est devant ses yeux. L'injustice, c'est cette putain de tache de sang qui recouvre la poitrine de Lucas. Lucas, Lucas, elle n'a que ce mot à la bouche. « Accroche-toi. Reste en vie, Lucas. » Elle n'a pas la force de faire de l'humour. De lui rappeler qu'il lui doit un ticket repas depuis une semaine. De lui hurler de terminer son rapport. Peu importe, en fait. Elle sort son portable et compose le numéro des secours, fébrile. « L'ambulance arrive. Tiens bon. Accroche-toi. S'il te plaît reste en vie. » Elle attrape résolument sa main et le fixe avec insistance. Allez, dis-moi que c'est une blague stupide. Dis-moi que tu pars pas comme ça... « Lexi... Tu diras à Emiliano... » S'il n'avait pas été dans un tel état, elle l'aurait baffé pour ses paroles. « Tais-toi. Tais-toi. Parle pas comme ça, c'est pas fini. Tu lui diras toi-même. » Elle veut être forte pour deux, mais c'est trop dur à supporter. Elle a toujours été forte, et pourtant elle ne peut pas empêcher les larmes de couler. Silencieuses, rageuses, désemparées. La jeune femme brune revient en courant, accompagnée d'un autre blond en uniforme. Une sirène d'ambulance résonne au coin de la rue. « Fouillez le périmètre. Appelez les autres équipes. Bloquez les rues aux alentours. Ne faites pas ce que vous pouvez. Faites plus. Au boulot putain ! » Elle donne des ordres et ça va mieux. Les coupables vont payer. Lucas ne peut pas tomber. C'est impossible..