Une clope plus tôt - 00h-02h

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Leur traversée fut lugubre. Silencieuse, si l'on excluait les innombrables chutes, trébuchements et bruits de pas précipités du garçon qui tentait de suivre la cadence soutenue imposée par la jeune femme. Celle-ci n'y prêtait qu'une vague attention. Elle ne jeta qu'un bref coup d’œil aux portes qui baillaient, aux maisons délabrées et au lierre qui envahissait tout le quartier. Elle marchait d'un pas vif et énergique, comme pour fuir la nuit et sa température polaire. Dès les premiers pas hors de la Gare, elle s'était fixée un objectif : la Tour. Un immense bâtiment qui se dressait au milieu de tout. Ce serait sa destination. A vrai dire, elle n'avait pas eu l'embarras du choix ; mis à part cet élément du décor qui dénotait avec tout le reste, la ville dans son ensemble avait l'air... inhabitée.

Parfois elle grommelait :

« Une putain de ville fantôme... Quel merdier... Pas une seule personne... Ah, ça caille, ça caille ! »

Entre deux flopées de protestations énoncées à mi-voix, elle réfléchissait. Elle essayait de comprendre cette situation improbable. Mais, quand on n'a aucune connaissance de son passé, aucune expérience sur laquelle se baser, aucun souvenir d'un ennemi qui aurait manigancé un scénario tordu pour vous faire perdre la tête, il devient très vite compliqué de poursuivre une réflexion cohérente. Quand la frustration écrasait la curiosité dévorante de savoir ce qu'elle foutait là, elle lâchait une ribambelle de jurons et accélérait l'allure pour éviter de geler sur place.

Puis l'épopée se termina brutalement.

« Et merde. »

Un fleuve. Non, pas un long fleuve tranquille. Plutôt un cours d'eau révolté. On aurait dit que chaque molécule d'eau disait merde à l'autre – au final, ça donnait du n'importe quoi, des petites vagues qui s'entrechoquaient, s'écrasaient sur le rivage, déferlaient à une vitesse infernale. Et au milieu, des grandes plaques d'une glace naissante.

« Génial ! Bon, monsieur le petit scientifique qui porte une blouse, trouve une idée pour traverser. Allez, on n'a pas que ça à faire. »

Un reniflement des plus gracieux. Si elle commençait déjà à s'enrhumer, elle était mal barrée. Elle n'avait pas envie de rebrousser chemin. A vrai dire, elle n'avait plus qu'une chose en tête : se réchauffer. Ses dents claquaient et elle avait la chair de poule et la goutte au nez.

Non, elle ne voulait pas rebrousser chemin et abandonner son objectif tout récent. Il devait bien y avoir un moyen d'accomplir cette traversée ! Un pont, une barque... Non, pas une barque, elle se retrouverait à l'eau en moins de deux et ce n'était pas dans ses plans de finir en glaçon. Oh, elle voulait juste être au chaud, peu importait où !

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▬ Je m'appelle pas Mc Gyver, c'est pas avec... Une paire de lunettes, un cutter et un briquet que je vais te faire traverser une rivière, faut pas rêver non plus.

Elle lâcha un juron excédé. En pestant, elle considéra les objets rassemblés dans la main du garçon d'un air accusateur, comme s'il avait décidé par pure méchanceté de ne pas lui apporter une solution miracle. Elle ne se remit pas une seconde en question – accuser les autres de tous les maux, c'est tellement plus confortable !

« Merci pour ton aide précieuse », grinça-t-elle.

Un instinct de peste qui reprenait le dessus sans même qu'elle s'en rende compte.

▬ On a qu'à faire le tour pour le moment, il doit y avoir un pont pour passer de l'autre côté. Et sinon, peut être qu'il y a un endroit où l'eau est plus calme et où on pourrait passer... Si on sait nager au moins.

Bon, au moins c'était une réponse plus satisfaisante, mais la dernière remarque la laissa pensive. Savait-elle nager ? Elle ferma les yeux. Une nouvelle fois, elle tenta de faire appel à sa mémoire, mais dut faire face à ce blocage frustrant qui lui interdisait l'accès à un quelconque souvenir. La seule chose qui lui vint à l'esprit fut la même scène étrange qui ne lui apportait aucune information concrète.

« Bon, je suppose qu'on va faire ça... Ouh là, qu'est-ce que c'est ? »

Une sphère lumineuse flottait devant le garçon. Elle fronça les sourcils.

« Touche-la, histoire de voir ce que c'est. Ça doit être un gadget qui fait de la lumière... »

Toujours aussi péremptoire, hein ?

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▬ Raconte pas de conneries. Tu vois bien que c'est matériel comme truc.

L'air dubitatif, elle fit la moue en fixant la boule de lumière. Ce qu'il pouvait être énervant, avec son air Monsieur je sais tout ! Elle s'abstint toutefois de tout commentaire, suivant l'instinct primaire qui lui soufflait qu'elle était dans le tort et qu'elle ferait mieux de ne pas trop l'ouvrir pour le moment.

▬ J'vois que dalle avec ça, quel con !

Elle ne put percevoir le marmonnement presque inintelligible qu'en se tenant proche du garçon et en tendant l'oreille. Le voyant ranger des lunettes dans la poche de sa blouse d'un air contrarié, elle pouffa.

« Elles ne sont pas adaptées à ta vue, petit scientifique ? C'est pour te donner l'air intelligent ? »

Pas d'agressivité dans sa voix, mais le plaisir qu'elle prenait à ces petites moqueries était évident. N'écoutant que d'une oreille ses suppositions à propos d'un feu follet, elle scrutait la sphère avec une curiosité d'enfant.

« Allez, touche-la, sinon je le fais ! »

Inutile de le presser : il s'en emparait déjà à pleines mains.

Ce qu'il se passa ensuite pour lui, elle n'en eut aucune idée puisqu'un autre sujet de préoccupation s'imposa, nettement plus urgent. Ce fut comme un bruit de crissement qui lui fit tourner la tête. Passé le temps que sa vue s'adapte à nouveau à l'obscurité, elle distingua vaguement de grosses plantes à ses pieds. Elle fronça les sourcils, croyant à une illusion d'optique lorsqu'elle vit l'une d'elles ramper dans sa direction.

« Eh... Eh... »

Elle s'aperçut qu'elle ne connaissait pas le prénom de son nouveau compagnon de route. A défaut de pouvoir l'appeler, elle lui secoua le bras, de plus en plus violemment à mesure que les végétaux se rapprochaient. Le garçon semblait perdu dans ses pensées, le regard dans le vague, et la sphère lumineuse avait disparu.

« Putain, regarde, mais regarde ! Je te jure qu'elles bougent, elles nous entourent, ces saloperies ! Ah, y en a une qui m'a griffée ! »

Elle s'attrapa la cheville en grognant, et recula vers le rivage devant leur approche menaçante. En pratique, c'était plutôt elle qui avait jeté un coup de pied dans la plante avant de comprendre qu'elle était hérissée d'épines.

Instinctivement, elle glissa la main dans son sac et s'empara du pistolet à l'intérieur, comme pour se rassurer. Si elles approchaient plus, elle savait quoi faire. A supposer que l'arme soit chargée.

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En un clin d’œil, les rôles s'étaient inversés.

Dès l'instant où le garçon prit conscience de la situation – quand son regard perplexe se posa sur l'arme, puis quand il considéra avec effarement les ronces qui poursuivaient leur avancée menaçante –, il abandonna son rôle d'analyste calme et impavide pour s'abandonner à la pure panique. Du coin de l’œil, la jeune femme avisa ses yeux embués de larmes et sa lèvre inférieure tremblotante, qui exprimaient mieux que des mots l'effroi qui devait l'habiter. Instinctivement, elle comprit, en entendant les hoquets terrifiés de son compagnon, qu'il était temps qu'elle endosse un nouveau rôle de protecteur. Inutile de réfléchir bien longtemps pour comprendre qu'elle était plus apte que lui à les sortir de cette situation ; lui n'était performant que dans la théorie, et c'était à elle de s'occuper de la pratique. Il fallait qu'elle prenne les choses en main, et, dans l'état où il était, le gamin ne lui serait d'aucune utilité.

▬ Oh mon dieu. Oh bigre !
« T'as vraiment dit bigre là ? Tu viens de quelle époque ? »

C'était pas franchement le moment de faire de l'ironie, mais elle avait du mal à se concentrer avec le flot de paroles que se mettait à déverser le garçon.

Sa main ne tremblait pas lorsqu'elle raffermit sa prise sur le pistolet. Elle reporta son attention sur l'assaillant végétal. Les ronces avançaient inexorablement, les encerclant mieux à chaque seconde. Elle n'avait aucune idée de laquelle viser. Elle était certaine de ne pas avoir de munitions dans son sac, et elle ne connaissait pas le nombre de balles qu'elle pourrait tirer. En somme, chaque coup était précieux, et elle n'avait pas droit à l'erreur. Étrangement, la nervosité du garçon lui fit l'effet inverse ; c'est calmement qu'elle ajusta son premier tir.

▬ Qu'est-ce que t'attends, t'es armée non ? Fais leur peur, je sais pas, mais fais quelques choses ! Chacun son tour !
« Ferme-la, un peu, ça m'aidera ! » grogna-t-elle.

Elle recula encore d'un pas, protégeant de son bras gauche le gosse mort de peur qui s'était tapi derrière elle. Assez réfléchi. Elle visa le nœud de ronces le plus proche et pressa la détente. Avisant une autre plante qui s'approchait à sa droite, elle tira une nouvelle fois. Il n'y avait plus qu'à espérer que, comme il l'avait si bien dit, leur agresseur prendrait peur – mais elle en doutait fortement.

Le résultat était mitigé. Certes, la réaction de leur agresseur n'était pas franchement celle escomptée. Mais au moins, elle était désormais certaine que les ronces leur voulaient du mal. De toutes manières, qu'aurait-elle pu faire d'autre, hein ? Il fallait bien tenter ! Toujours est-il que les plantes redoublèrent d'agressivité. Dans l'obscurité, il était difficile d'évaluer leur taille, mais elle eut la très nette impression que les épines étaient purement et simplement gigantesques. Et qu'elle n'avait pas vraiment envie d'en retrouver une plantée dans son bras.

Prends les choses en main. Allez, fais quelque chose. Tu as décidé de le protéger, maintenant il faut assumer. Un coup d’œil derrière elle, pour vérifier que le garçon ne faisait pas une crise d'asthme ou d'épilepsie sous la panique – avec ce genre d'enfant intellectuel et fragile, elle s'attendait à tout.

▬ OH PUNAISE T'AS VU ÇA ? T'AS VU ÇA ?

Au moins, il n'avait pas l'air si traumatisé que ça. Exaspérée, elle le laissa déblatérer sur la prétendue intelligence des ronces, là où elle ne voyait que des plantes grouillantes qui cherchaient à les transformer en cadavres sanguinolents. Trouve une solution. A part sauter dans le fleuve déchaîné, elle ne voyait pas trop comment leur échapper. Ou alors courir à travers en tirant à l'aveuglette pour se frayer un chemin ? Mais oui, idée de génie !

▬ MAIS CE SONT DES ENFLURES ! Elles veulent nous noyer !
« Noooon, tu crois ? »

Mais l'heure n'était plus à la parole. Il ne fallait pas qu'elle lui explique son plan incroyable – certes, un peu téméraire –, il prendrait peur et lui ferait perdre du temps. Elle allait devoir le tenir contre elle en courant à travers les plantes. L'une d'elles manqua de lui érafler le mollet, aussi tira-t-elle un autre coup à quelques centimètres de son pied, manquant par la même occasion de s'estropier dans la pénombre. Il lui sembla que les épines grossissaient encore, tandis qu'un long frisson de colère semblait parcourir le végétal dans son ensemble. Flingue dans la main droite, elle fit volte-face pour attraper le garçon et l'entraîner dans sa course...

Plouf !

Elle eut tout juste le temps de le voir déraper sur le rivage et tomber tête la première dans le fleuve déchaîné.

« NON MAIS MERDE, QUEL CON ! »

Il n'y eut aucun instant de réflexion. Elle plongea à sa suite par pur instinct, sans penser à ses clopes qui allaient se retrouver trempées, au briquet sûrement inutilisable après son séjour dans l'eau, son arme qui ne sera plus qu'un poids de métal, et au papier dans sa poche qu'elle n'avait pas encore déchiffré. Elle sauta à sa suite sans imaginer que ce n'était pas la meilleure des solutions et que son geste avait plus de chances d'entraîner deux morts plutôt qu'une. Peut-être allait-elle regretter ensuite, se dire qu'elle aurait dû réagir différemment. Peut-être son plongeon n'était-il pas un acte brave de sauvetage, mais une fuite des énormes épines, ou une prise de conscience que son plan précédent était bien trop ambitieux, si ce n'était une réaction viscérale face à la peur de se retrouver seule dans ce monde hostile.

Non, elle n'était définitivement pas du genre à se poser des questions avant d'agir.

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