00h-02h

Froid.

Elle avait froid. C'est ça qui l'avait tirée de sa torpeur et lui avait arraché un frisson. Elle cligna des yeux, comme pour reprendre ses esprits après avoir divagué. Quelles divagations ? A quoi pensait-elle ? Elle ne s'en souvenait plus. Elle fronça les sourcils. Où était-elle, déjà ? Tout était inhabituellement sombre. Elle n'y voyait presque rien. Elle se rendit compte qu'elle portait des lunettes de soleil, qu'elle mit dans son sac en reprenant son observation. A sa gauche, des places assises inoccupées et un couloir étroit. A sa droite, une vitre dégueulasse, à un tel point qu'elle en était presque opaque. A travers, elle distinguait vaguement un quai éclairé faiblement par un lampadaire, et une silhouette assise sur un banc. Un train. Elle était à bord d'un train arrêté. Elle se redressa vivement. Trop vite. Le mouvement brusque lui fit tourner la tête. Elle s'agrippa au dossier d'un siège. Sa tête était lourde, à la limite de la migraine.

« J'ai dû trop boire hier soir... »

Réfléchis. Qu'est-ce que tu faisais, hier soir ? C'est pas bien compliqué, allez, c'est pas ta première cuite. Quoique. Est-ce que c'était ta première cuite ? Et est-ce que ce sont vraiment les effets d'une gueule de bois ? Ferme les yeux, reprends par la base. Tu ne te souviens plus de rien. C'est plongé dans une brume épaisse, et toi tu te démènes pour y voir quelque chose, dissiper ce brouillard aveuglant. Tu ne sais même plus où tu étais, avec qui, encore moins à quoi tu étais occupée. Bon. Reprends depuis le début. Tu t'appelles...

Silence. Elle prit conscience du silence qui régnait partout, dans ce train crasseux, dans sa propre tête. Tout était vide. C'était angoissant, dérangeant. Elle se souvint de la silhouette aperçue sur le quai. Sac à main au bras, elle se précipita vers la sortie, manqua de trébucher avec ses talons qui lui faisaient atteindre les 1m80 mais retrouva bien vite l'équilibre avec une facilité qui ne pouvait être permise que par l'habitude.

Dehors, la nuit était encore plus froide. La jeune femme baissa les yeux sur sa tenue. Un mini-short blanc, un bustier orange. Elle allait geler. Tant pis. Peut-être avait-elle une veste dans son sac ? Tout en ouvrant celui-ci, elle chercha la silhouette du regard. Un gamin qui entamait tout juste l'adolescence fumait pensivement une cigarette.

« Eh, toi, là-bas ! Petit ! »

Sa voix résonnait dans la gare immense et vide. Nulle trace de vie. Elle aurait dû s'inquiéter, mais elle se fit simplement la réflexion amère qu'elle avait atterri dans un trou paumé de campagne après une soirée trop arrosée.

« T'es du coin ? Dis-moi où on est. Je suis... un peu paumée, on va dire. »

Elle s'approcha en farfouillant dans son sac à main. Ses doigts s'emparèrent d'une trousse à strass bien remplie, d'un paquet en carton... Mon dieu.

« Mon dieu, qu'est-ce que c'est que cette montre ? »

Elle arrêta là ses recherches. Une vieille montre à l'écran fissuré était accrochée à son poignet gauche. Moche. C'était moche. Ça défigurait son corps.

« En plus, elle marche à l'envers, quelle connerie ! »

Essaie. Allez, un petit effort. Oh oui, elle essayait. En fixant cette montre qui tournait à l'envers, elle essayait de se souvenir. Où avait-elle pu acheter cette montre ? Était-ce la sienne ? Un cadeau ? Elle fronça les sourcils. Explorer les tréfonds de sa mémoire revenait à tâtonner dans un épais brouillard, pour finalement se rendre compte qu'elle faisait face à un immense mur de béton invincible. Plus qu'effrayant, c'était horripilant. Oh, ça reviendrait bien un jour ou l'autre, elle ne se faisait pas trop de souci. Une amnésie passagère. Elle n'avait pas pu tout oublier, c'était strictement impossible.

Puis il y eut un éclair. Une scène brève, accompagnée d'une vague d'émotions diffuses. Bon, c'était pas grand chose mais c'était mieux que rien. Tout n'était pas perdu. Ce souvenir flou la laissa toutefois perplexe, et ne l'aida absolument pas à comprendre où elle se trouvait.

▬ Si tu veux mon avis, c'est tout ton attirail qui a un problème.

Tirée de sa courte phase d'introspection, elle prêta plus d'attention à son interlocuteur. Elle ne rêvait pas. Ce gamin, qui n'avait même pas encore ses premiers boutons d'acné, avec sa raie toute droite, ses cheveux lisses soigneusement coiffés et son air aussi sérieux qu'un cinquantenaire mathématicien, venait bien de l'humilier en beauté ? Elle baissa les yeux sur sa tenue. D'après ce qu'elle pouvait voir, elle était très bien mise en valeur, contrairement à lui qui flottait dans sa blouse blanche. Ah, le prude ! Un petit sourire suffisant naquit sur son visage. Ce gosse avait dû être élevé dans une famille où apercevoir une cheville féminine était de la plus grande sensualité. Elle décida de prendre sa remarque à la légère. L'avis d'un enfant ne l'intéressait pas vraiment.

« Oui oui, on en reparlera quand tu seras plus grand. Pour l'instant tu me parais un peu trop jeune pour ce genre de déclarations. » Une pause, une réflexion, une esquisse de sourire. « Même si tu joues au grand en fumant des cigarettes, un gosse reste un gosse ! »

Elle ponctua sa phrase d'un petit rire moqueur, satisfaite de sa propre répartie. En parlant de clopes...

« Tiens, donne m'en une, d'ailleurs, c'est pas bon pour tes poumons. »

Son caractère péremptoire s'affirmait déjà puisque, joignant le geste à la parole, elle tendait impatiemment sa paume ouverte. Elle ne savait plus si elle avait l'habitude de fumer, mais voir le garçon tirer de grandes bouffées sur sa cigarette lui avait donné l'envie irrépressible de l'imiter. L'idée de fouiller dans son propre sac ne lui traversait même pas l'esprit.

▬ Je suis pas intéressé ! Et je ne peux pas non plus vous renseigner sur cet endroit. Je suis pas du coin.

Et voilà qu'il passait au vouvoiement. Elle haussa les sourcils.

« Pas intéressé, pas intéressé... Je te demande pas de l'être tu sais, si tu crois que je m'intéresse aux enfants... Je veux juste des renseignements, et y a que toi ici. Bon, dis-moi, d'où tu viens alors ? Qu'est-ce que tu fais là ? »

▬ Demande-moi où est ma mère tant qu'on y est !

Elle arqua un sourcil. Avec ses joues rouges et le ton adopté – le cri indigné du premier de la classe à qui on a piqué ses lunettes –, il semblait réellement furieux. Agacée, elle se fit la réflexion que ce petit se vexait pour un rien. Merde, si on pouvait plus discuter ! Elle ne faisait que dire ce qu'elle pensait, et sur le coup ce n'était franchement pas méchant. Si ça ne lui plaisait pas et qu'il le prenait mal, tant pis. (Son raisonnement d'égocentrique orgueilleuse revenait déjà à la surface.)

« Mais je m'en fiche de savoir où est ta mère, moi... » lâcha-t-elle dans un soupir exaspéré.

Sûrement ne l'entendit-il même pas puisqu'il enchaîna aussitôt en répondant correctement à ses questions. Enfin ! Bah voilà, c'était pas si dur que...

Elle fit la moue. Les propos tenus par le garçon n'étaient absolument pas à son goût. Elle savait bien qu'elle était dans une gare abandonnée. Depuis quand, dans quel hémisphère et quel temps il avait fait quelques jours avant, elle s'en moquait éperdument. Exaspérée, elle le regarda lever les yeux vers la Lune comme si elle allait lui révéler les grands secrets de la Nature. Il ne lui était d'absolument aucune utilité, à spéculer sur des faits inintéressants. Elle ferait mieux d'aller trouver quelqu'un d'autre dehors et le laisser philosopher dans son coin. Oui, elle allait faire ça. Elle ouvrit la bouche, s'apprêtant à annoncer son départ...

▬ T'en veux une ? T'as le geste du fumeur.

... Et se ravisa aussitôt. En arborant un large sourire satisfait, elle tira une cigarette du paquet qu'il lui tendait et la porta à sa bouche.

« T'en as mis du temps ! »

Oui, il y a mieux, comme remerciement. Elle agrémenta sa réplique d'un clin d’œil qui signifiait « Merci, je me moque de toi mais c'est gentil de ta part » mais qui aurait pu être très aisément interprété par « Tête de nœud, je me fous de ta gueule depuis tout à l'heure et tu te laisses victimiser comme un con ». Même si elle était bien loin d'imaginer le double-sens possible de son geste.

Là, il manquait quelque chose. « T'aurais pas un briquet ? » Elle tâta les poches de son short. En grommelant quelques injures, clope au bec, elle en sortit un bout de papier auquel elle jeta un bref coup d’œil avant de le remettre à sa place, un téléphone, et enfin un objet métallique. « Ah non, c'est bon ! » Elle alluma sa cigarette avec le briquet Zippo et et en tira aussitôt une grande bouffée.

« Bon, je vois. Tu es aussi perdu que moi, en fait ? » Petit rire. Expiration, nuage de fumée. « Si tu veux tout savoir, je me souviens même plus de mon nom. » S'il ne voulait pas le savoir, tant pis, il le savait quand même. « Savoir dans quel hémisphère on est, on s'en fout. Vaudrait mieux aller voir là-dehors, histoire de voir un peu où on est. »

Elle sembla enfin prêter attention au téléphone portable qu'elle avait dans la main. Un smartphone standard qui ne lui donnait pas vraiment d'informations. Mon dieu, pourquoi n'y avait-elle pas pensé plus tôt ? C'est ce qu'il contenait qui était intéressant !

Elle tripota les boutons. Tous. Trois fois chacun. Mais rien à faire, l'écran ne s'allumait même pas.

« Putain, il est déchargé, et merde ! »

▬ On est au même point alors, moi aussi j'ai la tête vide.

Surprise, elle le fixa d'un air interrogateur. Elle qui pensait avoir une vulgaire gueule de bois, voilà qu'il était aussi paumé qu'elle. La tête vide. A quel point ? L'expression lui semblait coller parfaitement à la situation qu'elle vivait, et qu'il semblait partager avec elle. Cette affaire était louche.

▬ Mais tu sais quoi, je pense que toutes choses ici doit avoir un lien avec nous. Tu crois pas ? Moi je trouve ça bien rodé quand même : Des amnésiques sortant d'un train en pleine nuit dans un lieu vétuste et abandonné. Personne pour les accueillir à part le silence. Bien rodé non ?

Décidément, il avait une manière de s'exprimer assez étrange. Elle n'avait aucune référence, aucun individu sur lequel se reposer comme point de comparaison ; mais elle sentait au plus profond de son âme qu'elle n'était pas habituée à converser avec ce genre de petits scientifiques. Elle restait toutefois loin d'en éprouver un quelconque malaise. Elle tira sur sa cigarette en se frottant le bras de la main pour se réchauffer, une mimique perplexe sur le visage. Ce discours la dépassait ; il était bien trop abstrait pour elle. Quel était l'intérêt d'imaginer un scénario rien que pour eux deux ? Si on leur voulait du mal, il suffisait de les tuer dans l'instant. Sans compter qu'aucun humain n'était capable d'en rendre un autre totalement amnésique... Enfin, à vrai dire, elle n'en savait rien. Hum. Elle restait dubitative.

« Ça me paraît bien compliqué, ton histoire. Mais c'est quand même une grosse coïncidence », admit-elle avec un sourire en coin.

La conversation poursuivit, et son compagnon improvisé – vraiment petit, décidemment – se décida enfin à partir.

▬ Bon, on va... Hé, t'as pas l'impression qu'il se passe un truc pas net ici ?
« Oh, tu l'as aussi ? »

La même montre, qui affichait 72h, et qui marchait à l'envers. Elle jeta un coup d’œil dédaigneux à la sienne.

« Ça doit être une mauvaise blague. Je peux pas garder ça sur moi, c'est trop moche ! »

Non, surtout ne te pose pas plus de questions au sujet de ton choix, qui n'est peut-être pas le plus judicieux. Et hop, la montre n'était déjà plus qu'un souvenir. Elle la fit disparaître dans son sac, auquel elle prêta enfin un peu plus d'attention. Cigarette coincée entre les lèvres, elle se mit à farfouiller dedans.

« Attends, je vais voir ce qu'il y a là-dedans... Une carte d'identité, ce serait bien pratique ! » Un rire ironique. Elle-même n'y croyait pas. « Voyons voyons, quelque chose d'utile... Oh, un miroir ! »

Elle observa son reflet et redécouvrit avec surprise son visage aux traits volontaires, ses yeux en amande, son maquillage délicat, ses cheveux un peu ébouriffés. Elle se recoiffa rapidement – un élan de coquetterie qui venait du plus profond de son être –, et le confia au garçon.

« Si t'as aussi oublié à quoi tu ressembles, tiens, jette un coup d’œil. Oh, j'avais un paquet de clopes ! J'te rembourse, prends-en une si tu veux. »

Elle le lui tendit sans l'ouvrir. Sans se douter qu'à l'intérieur, plus que des cigarettes, six petits sachets contenaient une poudre brune loin d'être légale.

Spoiler:

Opium s'était figée.

Elle fixait l'objet confusément, sans oser s'en emparer. Dans un effort de volonté, ses doigts s'approchèrent pour en effleurer les contours. Ils survolèrent la culasse, le canon, le chargeur. Tandis qu'elle poursuivait son observation minutieuse et perplexe, une seule pensée la hantait : qu'est-ce que cette arme foutait dans ses affaires ? Instinctivement, elle glissa son index sur la détente tout en maintenant le pistolet caché. Avait-elle eu l'habitude d'utiliser ce pistolet ? Pourquoi ? Qui était-elle ?

▬ Et ben, t'as pas trempé dans des trucs très nets toi, garde tes trucs et me mêle pas à tes affaires.

Elle se reçut son paquet de clopes en pleine figure sans avoir le réflexe de l'attraper. Dans un sursaut, elle relâcha l'arme qui retomba mollement dans son sac, contre une trousse fermée et le miroir remis à sa place. Elle fit face au garçon qui glissait sa nouvelle acquisition dans ses affaires.

▬ J'ai suffisamment de problèmes comme ça.

L'hébétude laissa très rapidement place à l'irritation. Furieuse, elle se baissa rapidement pour ramasser le paquet au sol et constata du même coup que sa cigarette se consumait d'elle-même. Elle la tapota pour la débarrasser des cendres, tira une bouffée, jura entre ses dents en considérant la taille réduite de la clope.

« Eh, tu connais la politesse petit con ? On t'a déjà dit de pas lancer des objets à la figure des autres ? Putain, y a plus de reconnaissance ! Quoi, "pas très net" ? Qu'est-ce qui est pas très net ? »

Elle ouvrit le paquet rageusement, s'apprêta à enchaîner, resta bouche bée. Six petits sachets contenaient de la poudre brune qu'elle identifia aussitôt. De l'héroïne. Le mot avait surgi dans son esprit. Elle ne savait pas comment ni pourquoi elle le savait. Mais elle en était certaine.

« ... Bon. D'accord. Je... D'accord. Ok. On oublie. J'ai pas une gueule de toxico, à ce que je sache. On va... Voilà. »

Elle avait déjà refermé le paquet et l'avait fourré dans son sac. S'il se braquait pour un truc pareil, ce n'était même pas la peine de lui parler de l'arme. Elle la sortirait en temps voulu. Il n'avait pas besoin d'être au courant.

Elle porta une dernière fois la cigarette à sa bouche avant de la jeter par terre et de l'écraser de son immense talon.

« Allez, on y va. J'en ai marre de rien comprendre. »

Et elle commençait à geler sévèrement. Frissonnante, elle se mit en route sans attendre le garçon. Il n'avait pas d'autre choix que de la suivre, de toutes manières.