Il pose sa main sur l’épaule d’une des deux jeunes filles en riant. Décidément, les gens qui trainent dans la rue sont de plus en plus jeunes. Et ce constat est d’autant plus fort qu’on parle ici de dealer des choses. Des choses diverses, pour des clients plus ou moins recommandables. Bien sûr, il fait sans doute partie des personnes les moins louches que ces demoiselles doivent voir. Tout en continuant à rire comme si de rien était aux paroles des deux filles, il observe d’un œil averti le petit sachet que la plus jeune vient de sortir de sa poche et qu’elle lui tend. A l’intérieur, de l’herbe. De l’herbe qu’il connait très bien. Pas comme l’autre camelote en poudre que son compagnon affectionne tant. Non, de la vraie bonne qualité, bien de chez lui. Il sourit, attrape le sachet et le fourre dans sa veste.
« Bien, combien je vous dois, mesdemoiselles ? » demande-t-il avec un air charmeur. Oui, comme ça, il aura l’air d’un type qui se fait serrer d’un peu trop près par des filles. Et avec ses origines étrangères, il passera pour un touriste. Et rien de louche dans tout ça. Il passe sa main autour des épaules de la plus jeune avec un clin d’œil, comme pour lui dire
"faisons semblant, ça passera mieux". Une voix froide comme l’acier s’élève derrière eux avant qu’il ait pu entendre le prix.
«Eh bien ? Vous vous faites un p'tit plan à trois en pleine rue ? Faut vérifier d'être seul avant…». Il se fige à ces paroles, sans oser se retourner. Le ton est bien trop mielleux et bien trop calme pour que ça présage du bon. Il finit par faire volte-face pour affronter le regard dardé sur lui. Déglutit difficilement. Si un regard pouvait tuer, nul doute qu’il serait mort dans l’instant.
« Tu t’amuses bien, à ce que je vois, Micha... ». L’homme qui lui fait face a bien appuyé sur le dernier mot, et il ne peut s’empêcher de frémir de colère.
« Ne m’appelle pas comme ça. Tu sais bien que je déteste ça ! ». Sa réplique tire un rire méprisant au blond, qui pour toute réponse l’attrape par le poignet pour l’entrainer à sa suite, lui laissant simplement le temps de crier aux deux filles un rapide
« Vous avez mon numéro, je vous payerai plus tard ! ». Il grimace en sentant la prise se resserrer sur son poignet comme un étau.
« Taiga, lâ…lâche moi, tu me fais mal ».
« La ferme toi ! ». Il choisit sagement de respecter cet ordre, tentant d’imaginer avec appréhension tout ce qu’il va subir au cours des prochaines heures. Et dire qu’il voulait juste un peu d’herbe…
Souvenir n°3
« Non, décidément non. Je ne peux pas. Pas dans cette tenue ! ». Il soulève légèrement la jupe, louche un instant sur les chaussures à ses pieds, avant d’ouvrir la portière d’un air décidé.
« Allons, on est déjà arrivés, Misha, fais un effort ! Tu sais ce qu’on a… ».
« La ferme ! Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler comme ça ! Tu fais vraiment chier ! ». Il a coupé la parole à Taiga. Il sait qu’il ne doit jamais faire ça. Mais pour une fois, il ne se sent pas plus coupable que ça. Il y a des limites à tout. Il pose les pieds au sol, dehors. Le grand bâtiment qui constitue leur destination est éclairé de mille feux, juste devant eux. Oui. Mais il ne mettra pas les pieds dedans. Oh que non. Ses premières enjambées son chancelantes. Les talons, c’est pas fait pour les mecs.
Il doit y avoir une impossibilité génétique, un truc comme ça, songe-t-il en grimaçant lorsque sa cheville se tord violemment.
Le rire de Taiga, juste derrière lui, lui fait serrer les dents. Il n’arrange rien, celui-là.
« Où tu comptes aller comme ça ? Regarde-toi, tu ne peux même pas faire trois pas correctement ! ». Nouvel éclat de rire.
« Ça va hein ! Fiche moi la paix ! Tu sais quoi ? Moi je vais par-là, et toi de l’autre côté. Je RENTRE ! ». Anniversaire ou pas, rien à foutre.
« Ça me va. Fais attention à ne pas te perdre, mon cher », répond la voix. Étrangement, cette phrase lui fait mal, le blesse. Il aurait voulu que Taiga le retienne. Qu’il dise quelque chose. Qu’il lui court après. Mais il se refuse à montrer tout ça. Pour une fois, il ne sera pas l’esclave, il ne sera pas la chose. Il est temps de rappeler à Taiga qu’il est aussi libre que lui.
Même si ce n’est
pas tout à fait vrai…Souvenir n°4
Il caresse doucement le volant du bout des doigts. Accroche parfois ses mains autour de cet objet si familier. Si parfait.
Vous n'avez pas idée de la perfection d'un volant. C'est ce qu'il a envie de dire aux gens qui ne conduisent pas. Enfin, tant pis pour eux. Lui sait, c'est ce qui est important. Sous ses mains, le cuir froid se réchauffe légèrement, comme une trace de vie qui s'imprègne de façon éphémère. Il essaye d'ignorer les tremblements qui le secouent. Et cette envie de pleurer.
Pitoyable. Il est là parce qu'il l'a choisit, non ? Parce que rien n'était plus possible. Il avait le choix, pour une fois. Ou du moins, il a pris ce choix, de force. Son regard vide erre a travers le pare-brise. Autour de lui, du blanc, rien que du blanc. Cette neige, aussi froide que son cœur. Aussi froide que sa vie aujourd'hui. Il a l'impression d'être en hibernation, comme c'était le cas chaque fois qu'ils se quittaient. Mais cette fois...
pour combien de temps ? Difficile à dire. Il n'est pas sûr de se réchauffer un jour. Plus maintenant.
Les larmes brûlent ses paupières, finissent par glisser sur son visage. Larmes qu'il essuie rageusement. Se remémore leur dernier échange pour attiser un peu sa haine -et effacer la douleur. Et ça marche, un court instant. Un court instant, il le déteste plus qu'il ne l'aime. Et ça fait un bien fou. La haine et l'amour sont tellement proches. Tellement semblables, parfois.
« Mishaaaaaaaaaa ». La petite voix fluette qui résonne à l'extérieur du véhicule le fait grincer des dents. Ce maudit surnom. Ce surnom tant de fois murmuré à son oreille. Ce surnom qui lui a donné des frissons, de colère ou d'excitation. Ce surnom qu'il voudrait bannir de sa vie à jamais. Une petite moufle frappe à la vitre, tandis qu'un visage curieux l'observe à travers le verre. Il ouvre la portière.
« Qu'est-ce que tu veux ? ». Non, ne pas lui parler comme ça, pas aussi sèchement. Pas à elle. Son souffle dessine un petit nuage de buée dans l'air. C'est qu'il fait vraiment froid. Il a perdu l'habitude.
Elle le dévisage avec attention.
« Y'a un truc qui cloche, hein ? ». L'innocence dans ses grands yeux... C'est fou comme elle peut être perspicace, des fois. Il esquisse un pâle sourire.
Non. Il ne dira rien. Tout va bien.
Tout doit aller bien.
Souvenir n°5
« Je déclare le jeu ouvert ! Que le meilleur gagne ! ». Il adresse un clin d’œil à la jeune femme en face de lui, avant de replonger le nez dans ses cartes. C'est son annonce préférée, la sienne rien qu'à lui, en début de partie. Il sait pertinemment que ça a le don d'agacer les autres joueurs, de le voir s'exclamer ainsi. Mais il sait aussi parfaitement qu'il a peu de chance de gagner. Et avec Alissa à la même table que lui, les chances descendent en dessous de zéro. Oui mais voilà, il ne pouvait pas lui refuser ce tournoi, comme il ne pouvait pas refuser cette partie précise. Ils n'ont pas joué aux cartes l'un contre l'autre depuis tellement longtemps. Et puis, comme ça, ils passent un peu de temps ensemble.
« Contente d'être de retour au pays ? », lui chuchote-t-il. A voix tellement basse que lorsqu'elle comprend, c'est sans doute en lisant sur ses lèvres. Elle a toujours très bien fait ça, et ils avaient passé leur enfance à espionner ainsi les conversations des adultes.
Et vient son tour de jouer. Nouveau coup d'oeil rapide sur les cartes dans ses mains. Bluffer, pas bluffer ? Il jette un œil aux deux armoires à glace qui lui servent d'adversaires en plus de son amie. Hm, génial, vraiment génial. Va pour le bluff alors.
« Je relance de cinq ! », s'exclame-t-il en avançant ses jetons au centre de la table. La partie continue, les jetons s'accumulent. Comme toujours, vient le moment fatidique du doute.
« Je me couche ». Il a déclaré ça avec un petit soupir, comme déçu. Il n'a jamais vraiment eu de chance, à ce genre de jeux. Seule Alissa semble parfaitement calme. Elle a même ce petit sourire narquois qui lui va si bien. Décidément, elle est trop forte. Ou bien... Lorsque la partie se termine -remportée, évidemment, par la jeune femme qui lui adresse un charmant sourire-, il se lève, lui tend une main.
« Direction les quarts de finale alors, si je comprends bien ».
Elle hoche la tête, mais avant qu'il n'ai pu faire une remarque supplémentaire, un jeune homme se plante à côté d'eux.
« Alissa. Tu n'as donc aucune limite ? Pourquoi est-ce que tu fais ça ? C'est un manque de respect absolu pour les autres, c'est injuste, c'est... ».
« Eh, oh, du calme le molosse, parle pas à Ali' comme ça, d'accord ? Sinon on va pas s'entendre ». Voilà, il n'a pas pu s'empêcher d'intervenir. Mais aussi, pour qui se prend ce type. D'où il sort, d'ailleurs, avec sa peau super mate et son accent étranger ? Il n'est le roi de rien du tout ici.
« Laisse Misha ». Pour une fois, il ne grince pas des dents. Elle est la seule de la part de qui il tolère cette appelation.
Ali' et Misha, le duo très soudé de leur enfance.
« Je te présente Tanan. On s'est rencontrés sur le circuit ». Les deux garçons se toisent. Froidement, il faut l'avouer. Et puis l'étranger rompt le silence.
« Je te préviens Alissa. Si je te vois encore tricher comme ça, je te dénonce aux organisateurs. Je connais tes trucs. Par coeur ». Il a déjà tourné les talons. Attrapant le poignet de son amie, Mikhaïl se dirige vers la sortie.
« Viens, on se tire Ali'. Puis t'as rien à te reprocher... Il craint quand même, ton pote... ». Elle rit, et agite la tête en une sorte de négation. Avec ce mouvement si caractéristique qui fait voler ses longs cheveux bruns, et qu'il connait sur le bout des doigts.
Souvenir n°6
« Mikhaïl ? Qu'est-ce que tu fais ici ? » Il se retourne lentement, pour voir arriver Sergueï, enroulé comme à son habitude dans un grand manteau de polaire noire.
« J'attends, tu vois... ». Son boss hausse un sourcil interrogateur avant de s'asseoir sur le banc à ses côtés.
« A presque minuit ? Dehors, dans le froid ? ». « Oui. Une cigarette ? Une gorgée de vodka ? ». Il tend une petite flasque à Sergueï qui s'en saisit sans cesser de le dévisager. Oh, oui, il sait très bien ce que pense l'homme, ils en ont déjà un peu parlé, depuis son retour. Mais il a tellement de mal à évoquer le sujet. C'est encore une plaie à vif, marquée dans son cœur.
Un moment de silence. Il regarde les étoiles. C'est fou comme le ciel ressemble à celui qu'il a regardé un grand nombre de fois par la fenêtre de
Sa chambre. Infiniment semblable, et infiniment différent. Les étoiles sont un peu moins brillantes. Peut-être parce que la vie lui semble moins belle. Il récupère la flasque et laisse couler l'alcool dans sa gorge, se laisse envahir par sa chaleur, par sa brûlure. Potion d'oubli, oui, voilà ce que c'est. Bienfaisante boisson, qui le réconforte quelque peu. Grâce à elle, les ténèbres s'effacent le temps d'une nuit, et elle lui ouvre les portes d'un royaume fait de coton et d'inconscience. Délicieux.
« Et toi Sergueï ? Qu'est-ce que tu fais là ? ». « Je m'inquiétais pour toi ». Ils ne se regardent pas, mais c'est tout comme. Ils se comprennent suffisamment. Est-ce que ça n'est pas anormal ?
« Tu ne devrais pas t'inquiéter pour un simple chauffeur. Ce n'est pas très digne du fils héritier de la mafia russe ». « Arrête, comme si ça avait une importance ». Oui, c'est vrai. Ils ont toujours été comme ça. Pas vraiment amis, pas non plus un simple chauffeur et son patron. Peut-être du fait du peu de différence d'âge entre eux.
« Qu'est-ce que tu attends ? » « Quelqu'un ». Réponse nette, peut-être un peu trop brutale.
« Quelqu'un ? Mikhaïl... est-ce que tu... mais et lui il... ». « Il faut que je tourne la page. Je suppose qu'il appartient au passé ». Nouvelle gorgée de vodka.
« Et qu'est-ce qui compte le plus, hein, Sergueï ? Le présent, ou le passé ? ».
Il y a dans son ton plus de tristesse qu'il n'aurait voulu en montrer. Peut-être parce qu'il sent son cœur si serré, et cela malgré la douce brume que l'alcool distille dans son esprit.
« Les deux comptent, Mikhaïl. Les deux. C'est le passé qui nous a rendu comme ça, après tout ». Oh oui, ça pas de doute, c'est bien le passé qui l'a rendu comme ça. Il passe une main lasse dans ses cheveux blonds, dégageant son visage.
« Oui. Mais c'est maintenant qu'on vit. Je... ça ne peut plus durer tu sais. Je vais devenir fou, si je continue à penser à lui. Fou ». Fou et malheureux.
« Tu ne comptes pas retourner là-bas ? Essayer au moins... » « Non ». C'est clair, c'est net.
A cet instant, un homme brun, plutôt grand, tout en muscles, apparaît à l'angle du bâtiment, s'approche d'eux avec un clin d’œil pour lui. Sergueï le détaille rapidement, et le jeune chauffeur devine son patron assez perplexe, peut-être même légèrement choqué. Il tente de le rassurer d'un sourire, un sourire un peu triste.
« Je suis désolé d'avoir l'air si... pitoyable. Il faut que je passe à autre chose, c'est tout ». Et le voilà qui se lève, pour s'approcher du nouveau venu. Rencontré dans un bar l'après-midi même. N'importe qui aurait fait l'affaire, tant que la personne était à l'opposée de...
« Allons-y, d'accord ? », lance-t-il à son compagnon d'un soir. Pas un regard en arrière pour son boss. Il sait qu'ils en reparleront. Passage obligé. Mais pour le moment, il suffit de ne pas y penser. Avec un peu d'alcool pour aider.
Aller de l'avant, seulement de l'avant.