Le bruit d’un moteur. Vrombissement caractéristique des grosses voitures. Echos de crissement de pneus. Le boucan se rapproche de la fontaine et d’Ēkā. Il débarque au détour d’une ruelle, fonce sur la place dans un tonnerre de bruits. Il roule vite, très vite, ne semble pas apercevoir Ēkā. Puis d’un coup freine de ces quatre roues, arrêt brut et net. Il recule tout aussi précipitamment et se stoppe au niveau d’Ēkā. Jeune fille qui se retrouve plongée dans l’ombre de cet énorme pick-up. Une carrosserie qui en jette mais cabossé par endroits, des pneus à énormes crans semblant avoir déjà foulé maints chemins, vitres noires teintés et un grand espace ouvert à l’arrière. Un engin qui paraît énorme face à la petite silhouette d’Ēkā. Il ouvre sa portière avant, le moteur toujours vrombissant. Il semble dire : « Alors jeune aventurière, prête pour l’aventure ? »

Sa nouvelle aventurière est montée. Elle dit ne pas savoir conduire. Aucun problème. Dès que la porte se ferme, le moteur rugit de nouveau et le pick-up fait presque un bond en avant, faisant deux trois tours de la place à une vitesse folle. Sans doute veut-il montrer sa puissance à sa nouvelle conductrice. Cela fait si longtemps. Il roule, il roule et finit par s’arrêter tout aussi brutalement. Sur la radio qui est allumé, mais ne produisant aucune chanson, une phrase s’affiche : « Prête ? Destination? »

Je me sentais si bien, allongé, là, quelque part. Je ne rêvais de rien ni ne cauchemardais. Un vrai sommeil, juste générateur. J'avais l'impression de flotter, d’une légèreté sans nom. Je crispai mes paupières bien malgré moi, altéré si brusquement dans mon repos par un bruit intense et tapageur. Inutile de préciser que mon réveil fut en sursaut, le cœur bondissant plus fort dans mon thorax comme si il s'apprêtait à se libérer de sa cage. Quel réveil brutal et quelle lourde atmosphère. Je me ressentais moins à mon aise, de manière si soudaine. Me levant maladroitement, je cherchais à reconnaitre mon environnement avant même de trouver mon propre équilibre.
Résultat, je trébuchai contre une matière non identifiée. Rétamé au sol de tout mon long, je lâchai un soupire plaintif exprimant ma douleur. Ma tête s’était frappée contre le plancher et je remarquai en me redressant non sans mal sur mes deux mains que celui-ci était recouvert de lierre. En relevant les yeux un peu plus haut, que cette plante envahissait toute la pièce. Sans m'attarder là-dessus pour le moment, je les baissai encore plus bas pour mettre un nom sur le coupable de ma chute. Alors que je m'attendais à voir une énième branche d’arbuste, je tombai sur la bandoulière d'un sac. Je le pris sans me poser de questions et en me relevant avec celui-ci autour du cou, un objet me fila entre les mains, que je ne soupçonnais même pas de détenir. Une montre à gousset, vraiment élégante. Je l'attrapai elle aussi et décidai de jeter un œil dessus, reflexe pour m'assurer qu'elle ne se soit pas casser. Apparemment non, mais elle semblait ne pas fonctionner correctement. L'aiguille avançait dans le sens contraire, et un écran digital au milieu représentait un décompte. Quelle étrangeté. J'en oubliai ce pourquoi je m'étais réveillé. Je caressai le cadrant jusqu'à ce que ce que la raison ne me rappelle son existence, en s'arrêtant d'être.
Là, je me mis debout une bonne fois pour toute. La montre n'était pas la seule chose bizarre. Je me situais dans une salle totalement hors de ma mémoire. Faire un tour sur moi-même pour examiner tous les angles ne m'aida pas grandement. Je vis la porte, menant à un couloir et la silhouette d’une rambarde d'un probable escalier. Je me trouvais donc à l'étage. J'avais dormi sur le lit à ma gauche. Propre et soigneux, en désharmonie avec le reste. Ça sentait le vieux, et ça l'était. Les murs, l'armoire, la commode, la rambarde et même le sol. Je fis un pas pour m'en assurer, il grinçait bel et bien. Le regard sur mes pieds, je le roulai vers la source de lumière qui colorait la pièce de rouge, de rose et d'orange. Les vitres.
Je me déplaçai vers l'une d'elles et plissai un œil, trop ébloui. La main sur la poignée, je me figeai net. Je croisai mon propre reflet et m'en surpris. Des cheveux châtains, des yeux olives, une mine bien pâlotte, c'était censé être moi, ça ? N'importe qui aurait été étonné d'avoir un physique aussi... nonchalant. Tout ça fit naitre en moi non seulement une peur mais aussi une excitation profonde. J'ouvris la fenêtre, laissant les rayons m’aveugler.
J'explosai l'horizon brièvement, cherchant l'objet déclencheur de ce bazar infernal. Celui-ci redémarra son vacarme lorsque j'osai poser mon attention dessus, la main gauche en guise de visière. Une vieille voiture, roulant à vive allure autour d'une sorte de fontaine, slalomant entre des assiettes au sol. - Des assiettes au sol ? - Etais-je encore en train de dormir ? Je me penchai en avant, les paupières rabaissées et m'appuyant contre l'embrasure. Je ressentis le vent sur ma peau, et je l'entendis se mêler à des rires et des cris de joies qui provenaient de toute évidence de l'automobile en marche. Je ré-ouvris mes yeux, fixé sur cette dernière et me retirai du vide pour m'en aller d'un pas pressé vers le couloir et les escaliers, effectivement là où je les pensais. Je ne dormais pas, non.
Je descendis les marches deux par deux, prenant le risque de me cogner une nouvelle fois. Je craignais de rater la voiture plus qu’une marche, et la fille qui la conduisait de peu si bêtement. Je traversai la cuisine, le salon poussiéreux et encombré par divers meubles sans m'y éterniser, rangeant d’une pierre deux coups le pendentif dans la sacoche que je considérais pour - ou maintenant - mienne.

Je tirai la porte d’un geste vif, empressé de mettre un premier pied dehors, en cette matinée pas banale. Une fois la chose faite, je tentai directement d’attirer l’attention mutuelle de la conductrice. Je levai ma main, sifflant naturellement, comme si je savais faire ça depuis toujours, et courrai vers elle. Je crus que j’allais y passer et me faire rouler dessus. Les phares allumés, probablement par erreur, me menacèrent dangereusement. Et alors que je levais mon bras pour me protéger de cette offense visuelle et distinguer plus clairement son parcours et le risque que j’encourrais, elle freina et se stoppa d’un coup. La chauffeuse manqua de peu de se prendre le volant.
Malgré ça, elle avait encore un sourire béat scotché aux lèvres, et son rire ne s’était pas tout à fait calmé. Elle se tourna vers moi et je la regardai. Des cheveux blonds soyeux, attachés en une longue tresse sur le côté. Deux yeux bleus, captivant et un visage angélique. Je la trouvais très belle, dans son pull et sa petite jupe. D’ailleurs, j’en profitai pour me renseigner sur mes propres vêtements. Une écharpe bleue, qui dégageait un doux parfum, plus agréable que l’odeur de l’essence que le véhicule proliférait en tous cas, un manteau trois quart noir, pantalon de la même couleur et des sortes de vans ciel. Des gants aussi, marron. Et la sacoche évidemment. Mon inspection ne dura pas plus que quelques secondes, et je me recentrai illico sur la seule et unique personne présente aux alentours.

« Excusez-moi mademoiselle. Où est-ce que nous sommes ? ...Puis-je vous accompagner ? »

Elle ? Je reculai d'un demi pas pour avoir vue sur l'espace ouvert à l'arrière du véhicule et faire un compte rapide. Personne. A l'avant, uniquement elle et son compagnon domestique qu'elle appelait Crépy. Peut-être parlait-elle d'elle à la troisième personne. Je lui souris d'un sourire poli et remerciant. Donc elle et son animal étaient gentils. La porte s'ouvrit, et j'entrai à l'intérieur à leurs côtés. Je refermai la portière.
Son compagnon animalier posa sa longue gueule plutôt lourde sur mes cuisses. Je le dévisageai. On aurait dit au prime abord une sorte de gros chien, mais en m'attardant un peu sur son volume et son pelage, le chien se révéla être en fait un louveteau. Mon instinct me signala le danger, danger dont je fis abstraction. La bête m'ignorait, elle semblait ne pas me considérer comme une proie éventuelle, juste comme un support sur lequel s'installer. Je me suis dit en scrutant le haut de son crâne, tout en prêtant attention à ce que disait de vive voix son maître, qu'elle devait avoir été bien dressée, et habituée à la présence de l'homme.
Arrêtant alors de le fixer pour privilégier mon interlocutrice, je remarquai tout de suite qu'elle ne s'adressait plus à moi, ni même à son fauve docile mais au cadran de la radio qui affichait le message " Prête ? Destination? " Un système d'intelligence artificielle interactif, oral et écrit dans le GPS ? Ça me surpris un peu. La voiture était de toute évidence vieille par rapport à l'âge moyen d'une voiture encore sur le marché mais équipée avec les dernières technologies de l'automobile. Elle avait certainement dû être retapée par un professionnel, ingénieur en mécanique. L'appareil fonctionnait bien en tous cas. Elle s'excusa auprès de lui pour ne pas avoir répondu plus tôt puis s'accorda un petit temps de réflexion. Drôle de personnage. Elle reparlait soudainement à la première personne et présentait ses excuses à une... oh, je compris. Elle, c'était la voiture. La voiture et son animal étaient gentils. Ça ne changeait pas mon point de vue sur elle, au contraire en fait ça l'accentuait un peu plus ; il s'agissait d'une fille assez étrange. Peu de gens s'adressent ainsi à de simples robotisations. J'avais l'impression qu'elle provenait d'un monde parallèle, où les révolutions de nos jours la dépassait. Elle s'imaginait probablement qu'il y avait réellement une personne, humaine, qui lui posait des questions et l'aidait en wifi.

Je comptais corriger son erreur lorsque d'un coup sans que je ne m'y attende, elle se tourna vers moi tandis que je la regardai encore et me tendit la main. Elle se présenta sous le surnom d'Eka, ne se souvenant à priori plus de son prénom. Le rude changement de sujet de conversation me perturba un peu et c'est flottant que je lui serrai sa main, laissant ma bouche légèrement entrouverte. J'avais voulu en faire autant, mais je me retrouvais dans l'incapacité de le faire. Qu'est ce que tout cela signifiait ? Dans le flou total, je me présentai :

« Reflet. »

Le mot était sorti de lui-même, sans que je n'y réfléchisse vraiment. Je me revoyais à l'étage de la maison abandonnée, en train de découvrir mon reflet avec stupeur. Comment peut-on oublier sa propre identité ? Ce n'était pas une coïncidence si elle aussi ne s'en rappelait guère, j'en étais persuadé. C'était trop gros. Statistiquement, peu probable. Puis au vu des circonstances, ... j'en aurais mis ma main à couper. Je scellai ma bouche bée lentement, avalant ma salive difficilement dans le même temps. Je relâchai ensuite ma douce emprise sur elle. Je tombais des nues, sans que cela ne se perçoive autant. Ce n'est pas qu'elle qui venait d'un monde parallèle, c'était nous deux.

Eka m’annonça de manière si naturelle la suite de son programme. Elle souhaitait faire ses courses et sa toilettes dans le pâté de maison pour ensuite rejoindre son groupe d'amis. J'hochai la tête et libérai l'accès, poussant gentiment la gueule de Crepy pour qu'il se dégage à son tour. Je descendis le premier, suivi par Crepy et Eka, que j'aidai à sauter la hauteur. Maintenant que nous étions tous les deux debout, à même le sol, je constatai que sa taille ne dépassait pas, à vu d'oeil, le mètre soixante. Je penchai faiblement ma tête sur le côté en lui souriant de façon identique.

« Tu es vraiment petite, » lui lançai-je posément.

Cela n'avait rien de moqueur ou de méchant, c'était juste un simple constat, bien que stérile et sans aucune utilité.
Je profitai de notre position mutuelle pour chercher la plaie qu'elle avait plus tôt mentionnée. Au genou.

« Comment t'es-tu fait ça ? » la questionnai-je en m’accroupissant pour être à niveau de la plaie, dont j'effleurai le contour. Le sang avait eu le temps de coaguler mais pas suffisamment pour devenir une matière solide. Ça ne datait pas de bien longtemps. « Et non, tu ne m'ennuies pas, » la rassurai-je en me redressant, m'essuyant les doigts les uns grâce aux autres. Ça aurait été culotté de ma part. « Je te suis reconnaissant pour l’intérêt que tu me portes. Je t'aide ? »

Je passai mon bras gauche derrière son dos, déposant la main de mon bras en question sur sa hanche et passai son bras droit derrière mon dos pour que sa main s'appuie dans la mienne. Elle acceptait volontiers mon soutiens.

« Dis Eka, nous ne sommes pas dans notre monde c'est ça ? Où est-ce que nous sommes et depuis quand es-tu ici ? Est-ce que tes amis en savent plus ?

Nous marchions en direction de l'une des maisons vides, une voisine à celle dans laquelle je m'étais réveillé. Je la soulevai à chaque fois qu'une branche de lierre trop grosse menaçait de se buter dans ses jambes, lierre qui envahissait même la fontaine dans lequel le reflet du ciel se projetait. C'était vraiment reposant, et silencieux. Aucun chahut, mis à part les vrombissements du moteur et de l'eau qui circulait. Je doutais d'ailleurs que cet eau soit accessible dans les bâtisses, ni même que l'on trouve de quoi manger ou l'équipement nécessaire pour la soigner.

« Et pour les provisions, ces plats au sol... tu ne saurais pas si ils sont comestibles ? »

« Un loup tu dis ? »

Elle hocha la tête.

« Tu as du avoir peur. Tu es très courageuse, Eka. »

Je lui souris, puis me concentrai sur ma réflexion et notre parcours.

Ce genre de bestiole traînait donc dans la ville... et tous les loups ne se montraient pas aussi docile que celui qui nous accompagnait. Je me demandai d'ailleurs quand est-ce qu'elle l'avait adopté comme animal de compagnie et si c'était dans sa nature d'être ainsi.
Aussi, tout le monde ne se réveillait pas dans l'un des lits des maisons. Certains s’éveillaient dans des trains, et probablement d'autres ailleurs.
Les lieux ne se ressemblaient pas non plus. Cet endroit était un havre de paix - du moins au moment où nous y étions - alors que l'endroit dont elle parlait paraissait dangereux.
J'étais dans l'incapacité de former une conclusion avec si peu d’éléments en ma possession. Il fallait que je regroupe plus de pièces du puzzle.
Je ne m'amusais pas encore, je préparais le jeu à ce stade-là. La situation m'excitait malgré moi et j'admets que je me faisais un peu peur à réagir comme ça.

J'essayai de dénicher de nouvelles informations tout en soulevant Eka devant chaque branche trop imposante. Je ne l'aidais pas uniquement par intérêt. Pour dire vrai, je me souciais davantage de son état de santé. Elle m'inquiétait et je me rassurai de ressentir au moins de la compassion. C'est que j'avais l'impression d'être inconnu à moi-même et... plutôt bizarre. Je devais découvrir où est-ce que j'étais, et qui j'étais. Où quand comment pourquoi.

Soit elle répondait à côté de la plaque, soit elle avait un point de vue assez primaire. Un paradis, un enfer. Elle me divulguait ses perceptions, non pas des faits véritables. Il aurait été idiot de ma part que de m'y fier pleinement, et de croire en ses dires comme un religieux croit aux écrits. Je ne devais même pas faire confiance aux miennes. Les perceptions sont propres à chacun, elles nous ont de tout temps trahis, l'histoire de la science nous le démontre constamment.
Par contre, dans tout cette soupe de mots indigestes, je m'autorisai à en boire quelques gorgées.
Loups aveugles, voitures intelligentes. Donc Crepy ne m'ignorait pas et elle ne s'adressait pas à une robotisation. Une ville vivante. Un compteur. Lien, Fireflies. June, une de ses connaissances, tout comme Sonkei.

Puis elle rangea les clefs de son taxi et l'averti de son appel prochain. Les loups, d'accord, mais des voitures, intelligentes ? Je suivis du regard le véhicule qui tout seul, sans que personne ne le conduise, roula au loin avec une parfaite maîtrise. Je le suivis du regard jusqu'à ce qu'il disparaisse de mon champ de vision. Dans ma tête, je n'entendis que le rythme de mon coeur à ce moment là, qui battait plus lentement que la moyenne. Je n'avais même pas entendu ce que m'expliquai mon interlocutrice, trop perturbé par ce qui venait de se produire. Je posai mes yeux sur elle lorsqu'elle termina son explication par " Il faut chercher par soi-même, dans les maisons etc... " Je n'avais pu intercepté que ce conseil, dont je me suffisais malgré l'incompréhension. J'ouvris la porte, encore déboussolé.

« Wakata. Merci. »

(Jones fait un autre sujet dans les maisons vides ouuu... ?)

Je la dévisageais soudainement intrigué tandis que de son côté, insouciante des tréfonds de ma pensée, se démenait pour notre nouvel ami l'ours en peluche. Je venais d'apprendre avec stupeur qu'elle s'était volontairement donnée un nom bien triste, qui de mon point de vue ne la représentait pas le moins du monde. Pourquoi un surnom si méchant, pour une petite personne aussi gentille ? Peut-être qu'elle ne s'aimait pas ou qu'elle se sous-estimait. Quoi qu'il en soit, je me refusais désormais à l'appeler ainsi. Alors si Emu, au contraire d'Eka signifiait la joie et le rire, je la rebaptisais ainsi. De gré ou de force.

« Dans ce cas, je me permets de t'appeler dorénavant, Emu. Que dis-tu de Monsieur l'Ourson pour notre ami ? »

Mon sourire cacha bien mal l'amertume que je ressentais. Je l'avais appelé Eka depuis notre rencontre, sans me douter que derrière ces trois lettres, aussi infimes et mignonnes, se cachait un tel sens.

C'est un peu patraque que l'on décida de prendre nos provisions -et Monsieur l'Ourson- pour sortir de la maison. Le louveteau nous suivit comme à son habitude de très près, la gueule ouverte et la langue pendante. Un drôle de numéro.
Dès nos premiers pas à l'extérieur de la bâtisse, je remarquai la gêne sur le visage d'Emu, aussi clair que l'amertume sur mon sourire quelques instants plus tôt. Elle fuyait mon regard et avec la proximité qui s'offrait à nous au vu de notre position d'assistance, les rougeurs ne purent m'échapper. Je me demandai si c'était dû au fait que je me sois catégoriquement opposé à l'idée de respecter son choix sur son identité ou si c'était parce que je lui avais indirectement, jeté des fleurs que je pensais toutefois et intimement méritées.

Puis nous arrivâmes à destination, au bord de la fontaine. Eka se faufila entre les statuettes pour plonger ses jambes dans l'eau refroidie de la nuit passée. Je la regardais installer sa serviette à côté d'elle et tirer de la poche de sa jupe un savon.
Elle grimaçait à chacun de ses mouvements, sa blessure lui infligeant visiblement une constante souffrance. Je tiquai. Peut-être que sa plaie était plus qu'une simple fente dans sa chair et qu'elle s'était cassée quelque chose. Je me posais milles et une questions sur comment mettre un terme à sa douleur avec nos moyens précaires et la matais sans vraiment m'en rendre compte. Comme j'avais suivi le moindre de ses gestes, je n'étais pas passé à côté du charme qu'elle dégageait. Lorsqu'elle détacha ses cheveux et qu'ils tombèrent avec une légèreté étrange sur la surface translucide, mes yeux, entraînaient par la fluidité, se baissèrent instinctivement jusqu'à son bassin.
Quand elle s'adressa à moi pour que je me tourne, je ne compris pas tout de suite pourquoi. Je levai mes yeux vers elle avec curiosité puis réalisai enfin, après une dizaine de secondes qui lui parurent surement éternité.

« Oh. Sumimasen, ahah... » m'excusai-je en riant jaune, passant une main dans mes cheveux.

Là, elle me regarda fixement jusqu'à ce que j'arrête d'en rire. Oui, car même si je m'étais excusé, je n'avais rien fait pour changer l'ordre des choses. J'étais resté face à elle, un peu idiot. Et cette impression ne me quitta pas lorsqu'enfin, je daignai me retourner.

« Pardon. »

Je descendis ma main jusqu'à ma nuque pour me la masser, ne sachant pas trop où concentrer mon attention désormais. Puis comme par magie, Crepy apparut dans mon champ de vision et se heurta à moi. Je m'accroupis pour être à sa hauteur et lui souris, le caressant gentiment. Même si il ne me voyait pas, j'étais persuadé qu'il puisse deviner les sourires alors je ne lui en privais pas. Nos patouilles ne durèrent pas davantage car Crepy m'échappa des mains et me contourna pour rejoindre sans doute sa maîtresse. Seul, je décidai de m'asseoir, à même le sol. Le cadre était parfait, à quelque chose près. Le soleil se levait à l'horizon et nous éclairait de couleurs flamboyantes tandis que l'eau qui se déversait perpétuellement dans la fontaine reposait mes sens. La seule chose qui me manquait, c'était de savoir qui j'étais, et où est-ce que je me trouvais.

« Dis Emu, pourquoi t'être donnée le nom d'Eka ? C'est bien toi qui l'a choisi, n'est ce pas ? »

J'attendis sa réponse à ma question.

Elle s'extirpa ensuite de la flotte. Je le devinai au son particulier qu'emet un corps lorsqu'il se redresse d'une substance liquide. J'entendis aussi le contact de la serviette, du vent et de sa peau se mêler. Dès lors, elle me réclama poliment des affaires dans son sac pour finalement changer d'avis et se suffire uniquement de son sac.
En pivotant dans sa direction, j'essayai de la rassurer. Je me disais qu'elle se sentait encore trop exigeante à faire appel à moi.

« Tu es sure car ça ne me ... »

Je me tus dans ma lancée pour deux raisons. La plus grave, l'eau de la fontaine avait pris - au delà d'une forme mousseuse - une teinture rouge inquiétante. Je me levai à la hâte, soucieux de savoir comment allait son genoux.
Je baissai mon regard sur ses jambes mouillées. Quelques gouttes se frayaient un chemin jusqu'au sol, et certaines d'entre elles, malgré le tissu dont elle se servait pour maintenir intelligemment le sang de sa plaie, s'en imbibaient.
Sans dire un mot, je me rapprochai d'elle et m'abaissai de sorte à avoir la plaie en face de moi. Je retirai avec douceur le tissu qu'elle avait attaché un peu n'importe comment. Je le laissai tomber par terre et attrapai mon sac pour sortir un t-shirt pris dans l'armoire d'une chambre de la maison. Je le découpai en un morceau assez symétrique, morceau que j'enroulai moi-même et avec plus de sérieux autour de son membre blessé. J'avais l'impression étrange d'avoir fait ça plus d'une dizaine de fois. Je ne ressentis aucune hésitation, et nouai la contexture en garrot solide et bien fait. Le contact de mes mains chaudes sur sa peau fraîche lui avait donné la chair de poule, chose dont je ne fis attention que lorsque j'en eu fini.

« Voilà. Tu devrais t'habiller maintenant. Je suis désolé si tu as attrapé froid entre temps... »

En me redressant, la deuxième raison me frappa davantage. Comme le dit la dorça, rien n'est plus beau qu'un corps mouillé. Elle n'était pas l'exception de cette règle.
Je lui souris derechef.

Je m'étais abstenu de commenter. D'une part, je comprenais ses raisons, et cela, même si je ne lui donnais pas tout à fait mon accord. D'une autre, j'apprenais que la Ville nous rendait quelques unes des bribes de mémoire dérobées. Préoccupé par cette récente nouvelle, je dus forcer ma concentration à prolonger son cours. Etant de nature distraite, j'admets avoir eu un certain mal à la maintenir. J'avais regardé le sol entre mes jambes pliées intensément, comme lorsque l'on fixe un point au loin pour stabiliser notre équilibre. Je pus de ce fait entendre la suite de son histoire et en saisir le fin mot.
Elle s'était appelée Eka pour ne jamais oublier la personne qu'elle avait été autrefois et ne pas commettre les mêmes fautes. Je trouvais ça honorable, très digne, mais ne pouvais m'empêcher de penser qu'elle en faisait bien trop. Après tout, elle n'avait rien à voir avec son elle d'avant, c'est comme si elle n'avait pas fait les erreurs qu'elle mentionnait. Et puis, si la Ville se montrait aussi sournoise et vicieuse qu'elle le disait, n'y-avait-t-il pas en probabilité, une chance que les souvenirs qui lui ont été ancrés dans la tête ne soient que de trompeurs délires imaginaires ? Je demeurais statique, plongeant dans les abysses de mes songeries.
Il fallait que vive l'expérience moi aussi. Cependant j'allais devoir attendre, ça ne me revenait malheureusement pas de fait que de décider ou non de regagner d'éventuels vestiges de mon passé perdu.

Je me remis en mouvement lorsqu'elle m'interpella pour que je lui passe son sac d'affaires. J'étais encore un peu dans les nuages, donc mon cerveau tarda à se remettre dans le temps et l'espace et à contrôler mon corps. Je lui ai dès lors refait son bandage, acte dont elle me remercia gracieusement. Je trouvais son émerveillement mignon et ris gentiment devant sa réaction.

« Et bien je suppose que tu as raison. Peut-être que j'étais medecin, qui sait ? »

Je lui disais ça à la rigolade. Je n'avais pas vraiment le profil d'un médecin alors j’espérais vraiment ne pas l'avoir été. Auquel cas, probablement que j'avais dû être poursuis en justice pour négligence. Pas sympa. Puis aussi, j'avais l'air très jeune. Je devais être âgé de dix neuf à vingt cinq ans grand maximum.

Puis Emu commença à se choisir des vêtements. Je devinai qu'il fallait que je me tourne comme un grand alors je pivotai vers le chemin emprunté par notre chauffeur-voiture. Crepy m'imita, et l'on resta ainsi jusqu'à ce que sa maîtresse nous permette de nous retourner.

Là, Emu m'annonça son programme dont je faisais chaleureusement partie. Bien que cela ne se soit pas perçu, j'étais très touché par ses paroles. Mes yeux et ma bouche s'ouvrèrent légèrement plus grand quand je remarquai qu'à mon opposé, elle s'émouvait manifestement de son discours. Mon coeur battît plus fort et une sensation de chaleur m'envahit lentement. Agréable. Un sourire apparut sur mon visage et mon regard s'adoucit, montrant pour une fois une autre émotion que l'étourderie ou l'amusement.

« Wakarimashita. » la coupai-je à " Onegai "

Je la tirai vers moi puis l'enlaçai doucement. Elle paraissait si petite et fragile, surtout trempe et dans cette tenue deux fois trop grande pour elle.

« Kansashite imasu. Dōmo arigatō, Emu. »

Je desserrai mon étreinte peu après, le sourire encore présent.

« Allons à la pharmacie. »

Tandis que Emu se chargeait de signaler à notre " taxi " notre envie de partir, je m'occupais de regrouper nos bagages pour ne pas perdre de temps. D'après ce que j'avais compris, il nous était compté.
Quant en ce qui concerne la langue que nous semblions parler tous les deux. A défaut d'être capable de la traduire entièrement, j'avais de toute évidence des bases solides ; si ce n'est plus.

La voiture entend le ‘bip’ résonné. Sa nouvelle propriétaire l’appelle, enfin ! Il commençe à s’ennuyer de nouveau à tourner en rond dans les ruelles vides. Il fonce en direction de la Fontaine et freine brusquement devant Ēkā et Reflet, ouvrant ses portières à la volée.

La voiture ne tarda pas. A peine avais-je eu le temps de ramasser nos affaires qu'elle s'était présentée devant nous, nous dégageant l'accès. Emu monta la première et Crepy le second. J'en fis autant juste après, fermant la portière moi-même par habitude certainement. Tandis que Emu s'occupait de définir notre destination, je m'installais plus confortablement sur mon siège, incitant Crepy à s'asseoir correctement lui aussi pour gagner de la place. C'est qu'avec tout notre attirail, nous étions chargés jusqu'au cou. J'avais posé le sac de mon amie entre mes jambes et le mien sur mes genoux. Après m'être mis plus à mon aise et avoir attaché ma ceinture, je contemplai l'intérieur de l'automobile. J'espérais pouvoir en voir davantage plus tard, curieux de connaitre le fonctionnement interne de cette merveille technologique. Les yeux sur le rétroviseur, je nous vis reculer puis avancer, glissant mes yeux naturellement sur le pare-brise pour me faire un peu au terrain et m'orienter à l'avenir si besoin. Nous allions donc à la Pharmacie. Cela étant, je fus attentif sur la route non bien longtemps. Mon attention dériva vers le contenue de mon propre bagage.
Monsieur l'Ourson tentait de respirer entre la couette et la lampe de poche, et était surélevé par un objet non-identifié. Je faufilai alors ma main droite entre les effets, extirpant un calepin. Est-ce que ça m'appartenait ou en avais-je fait mien de force ? En tournant la première de couverture de mon cahier, je questionnai ma coéquipière :

« Dis Emu, est-ce que tu as trouvé ton sac dans le train où tu t'es réveillée ? J'ai trébuché sur le mien à mon réveil dans la maison vide mais je ne sais pas si il m'appartient. Je réprimai un soupire. Les pages du cahier étaient blanches. Peut-être que j'aurais du le laisser là bas si quelqu'un le cherche, ça ne m'évoque rien. »

Vraiment rien. Je m'apprêtais à le ranger quand j'aperçus sur l'une des pages blanches, un semblant de noir. Je les fis alors défiler jusqu'à retomber dessus, quasi en son milieu. Des chiffres, des lettres, des parenthèses et des symboles mathématiques. Ça ressemblait à une équation. Je plissai mes paupières, essayant d'y comprendre quelque chose. Non, c'était beaucoup plus compliqué que ça.

Je sortis de ma trans en entendant la voix d'Emu. Elle me parlait, et à la tête qu'elle faisait, je devinais qu'elle ne commençait pas tout juste. Probablement que j'avais du louper un bout de la conversation, aussi distrait comme je suis. Gêné, je refermai le calepin.

« Gomene... tu disais ? »

Elle laissa s'échapper une sphère lumineuse. Un souvenir, et ce dernier s'arrêta auprès de Reflet. Alors, touchera ou touchera pas ?

Spoiler:

Elle tourna, tourbillonna, dansa jusqu'à mes yeux surpris et émerveillés. Puis elle valsa, juste devant moi, petite sphère danseuse. Elle me taquinait, suscitait ma curiosité grandissante, m'exposant toute sa beauté et son mystère. J'eus si peur qu'elle s'échappe sans me laisser une chance de découvrir ce qu'elle recelait que je lâchai mon calepin, et dans le prolongement de mon mouvement, non pas hésitant mais lent car mis sous tension, je tâchai de la retenir. Je l'effleurai alors du bout des doigts, tout doucement, car je craignais plus que tout que mon toucher la fasse fuir.
Tous mes sens semblèrent dysfonctionner à cet instant précis. Ma vue se troubla et mon corps s'engourdit. J'entendis la voix d'Emu comme si elle se trouvait bien loin de moi, dans un espace clos, derrière une vitre et moi à l'opposé. Je ne pus décrypter tout ce qu'elle me dit, mais je devinais le contenue de sa tirade avec aisance. Comme lorsque l'on s'évanouit, je me sentis chavirer. J'étais si heureux de vivre cette expérience, admiratif et exalté.

Doucement, Reflet plongea dans son souvenir, revivant cette bribe du passé.

Reflet: