✿ Il se sent agacé. Il se rend compte qu’il se sent souvent agacé. Pas tout le temps, c’est vrai. Le reste du temps il est calme, voire blasé. Mais depuis qu’il s’est réveillé dans ce train, il se sent vraiment agacé très souvent. Un rien l’énerve. Il serait une femme, on dirait probablement de lui qu’il a une sensibilité à fleur de peau et l’on tolérerait ses sautes d’humeur avec indulgence. Mais il est un mâle, du genre bourré de testostérone. Quand il s’énerve vraiment, mais vraiment, il peut sortir les poings. Le truc, c’est qu’on ne le voit pas venir. Il a l’air si taciturne, morne... ténébreux. Voilà. Il est le stéréotype du bel homme ténébreux. Celui que les femmes adulent dans les histoires, mais dont elles ne savent pas trop quoi faire dans la réalité. Être ténébreux, ça rime à quoi, au fond ? Ça ne te permet pas de décrocher un boulot. Acteur de cinéma, à la limite ? Et encore, il faut savoir jouer. Il ne sait pas jouer... Quoique... Il n’en sait rien, en fait. Peut-être qu’il est la coqueluche de ces dames, qu’on le veut à l’affiche de chaque film rien que pour sa belle gueule. L’idée lui parait ridicule. Ça ne peut pas être lui. Au fait, a-t-il une belle gueule ? Il tourne la tête vers la fenêtre et observe son visage qui se reflète dans la vitre. C’est son visage, ça ? Il faut croire. Il ne sait pas s’il est beau. Qui est-il pour juger ? Ah oui, c’est vrai. Il ne se rappelle plus. Bon sang, il ne se rappelle plus. Il n’en a rien à faire de savoir s’il est beau ou non. Ce qu’il veut, c’est se souvenir. Il frappe du poing sur le cuir du siège en serrant les dents. Du mouvement à sa droite et un léger gémissement attirent son attention. Il y a une jeune femme rousse à côté de lui, qui dort sur son épaule. Son bras est enroulé autour du sien. Il doit la connaître. Étaient-ils un couple ? Il se sent mal à l’aise. Elle est jolie, mais il ne se souvient pas d’elle. Il ne se souvient de rien. Mais une minute. Peut-être qu’elle, elle sait tout. Peut-être qu’elle l’aidera s’il la réveille ! Mais il ne veut pas la réveiller. Elle a l’air contente comme ça, il ne veut pas la déranger. Il se rend compte alors qu’il n’aime pas faire de mal à une femme. Il préfère éviter de s’énerver contre elles, même si ça arrive. Il se retient, il refoule. C’est un truc qu’il sait faire, ça, refouler. Il peut dire qu’il en a des trucs refoulés au fond de lui, même s’il ne sait pas trop quoi. Mais avec les dames, c’est plus facile. Il est presque galant en fait. Pourquoi ? Il n’en sait rien. L’amnésie, vous vous souvenez ? Peut-être que c’est pour séduire ? Non, quand on est galant avec une femme qui n’est même pas consciente, ce ne peut pas être pour séduire. Ou alors il faudrait qu’il revoit ses méthodes.

✿ Pourquoi est-il à bord d’un train, d’abord ? Il n’aime pas les transports en commun. Du moins, il ne croit pas. Il préfère conduire une moto. Il tient quelque chose, là. Les motos, il aime les motos. Il s’accroche à cette pensée, persuadé qu’elle va lui apporter ses premiers souvenirs. Mais rien à faire. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il a l’habitude de conduire une moto. C’est petit, c’est rapide, c’est agile. Un peu comme lui. Maintenant qu’il y pense, il y a pas mal de choses qu’il sait faire. Il sait se servir d’un laser, d’outils de taille, d’un microscope, de matériel de chimie et d’un rossignol. Pas le genre de rossignol qui chante, voyez-vous. Bon sang, mais que fait-il pour gagner sa vie ? Est-il flic ? Terroriste ? Scientifique fou ? Il sait qu’il a ainsi de multiples talents, dont beaucoup ne paraissent pas vraiment recommandable. Sait-il tuer un homme. Oui. Avec un flingue. Comme tout le monde, non ? Ou avec un couteau. il sait comment trancher la carotide d’un coup sec. Il sait qu’un coup porté à l’estomac n’est pas assez rapide. Il commence à se sentir mal. Ses intestins se contractent et sa bouche se tord en une moue pénible. Il en sait plus qu’il ne devrait et ça ne lui plait pas. Il commence à se demander s’il a vraiment envie de savoir qui il est, tout compte fait. Il jette un oeil à sa paisible voisine. A-t-il une pulsion meurtrière ? Est-il un fou dangereux ? Il regarde son petit cou gracile et... Non, il ne ressent aucune envie de le serrer entre ses mains jusqu’à ce que mort s’ensuive. Plutôt bon signe, non ? Il se contente de passer un doigt sur la ligne de sa mâchoire. Qui est-elle ? Qui est-il ?

✿ Il regarde ses avant-bras, dénudés par les manches retroussées de son pull noir à col roulé. Ils sont nerveux, voire musclés, couverts de poils sombres et à la peau légèrement halée, mais fine, laissant entrevoir le bleu de ses veines. Ses mains sont dans la même lignée, osseuses, masculines, mais élégantes. Ses ongles sont propres et bien limés, pas rongés. Il s’en sent satisfait. Il ne sait toujours pas comment ni pourquoi, mais il n’aime pas les ongles mal soignés. Ses vêtements sont propres, bien repassés et il sent l’eau de Cologne. Il suspecte qu’il est assez méticuleux. Il contemple un moment ses doigts fuselés. Trois d’entre eux portent de grosses bagues argentées. Deux de la main droite, un de la main gauche. Il porte ses mains à ses lobes d’oreille, se demandant s’il a des piercings. Non, pas de piercing. Ça l’aurait bien surpris. Pas autant que de se réveiller dans un train sans le moindre souvenir, mais quand même. Son poignet droit est cerclé d’une montre métallique. Il tapote le cadran. Elle est arrêtée. Il ne sait pas quelle heure il est, mais il aimerait bien rentrer chez lui, où diable que cela soit. Sur l’autre poignet, il y a... Une gourmette ! Le prénom « Ennio » est gravé dessus. Est-il du genre à porter une gourmette ? Est-ce la sienne ? Est-ce que... Ennio est son prénom ? Il n’en a pas l’impression alors il détache le bijou et le range dans la poche avant gauche du jean noir qui enserre ses cuisses fermes et musculeuses. Il doit se servir souvent de ses jambes pour qu’elles soient en si grande forme. À ses pieds, il porte des bottines en cuir. Noires, toujours. Il aime bien le noir, ça lui va bien, c’est toujours élégant et respectable. Et ça aide à se fondre dans le paysage, à ne pas se faire remarquer. Surtout la nuit. Son torse est musclé, mais moins, ses épaules, assez larges, mais pas trop. Il n’est pas très grand non plus. Pas vraiment petit, mais certainement pas grand. Un bon physique pour passer inaperçu et pour pratiquer un exercice physique régulier tout à la fois.
Dans sa poche, ses doigts entrent en contact avec le métal froid d’un jeu de clefs. Il les sort. Il est persuadé que l’une d’entre elle est pour une moto. Le reste... Probablement les clefs de sa résidence, quelle qu’elle soit. Mais ça fait beaucoup de clefs, tout ça. Ou de rossignols. Il fouille de nouveau dans sa poche gauche, mais ne trouve rien d’autre. Intrigué, il se tortille pour fouiller sa poche droite sans réveiller la jeune femme à son bras. Il en sort un couteau à lame rétractable. Il dégaine celle-ci d’un geste expert. Elle est assez longue, tout de même. Il préfère la ranger.
Une nouvelle fois, il tourne la tête vers la vitre, examinant ce qui semble être son visage. Ses yeux sont grands, lourds, sombres, cernés de cils d’ébène, comme sa chevelure à la coupe difficilement définissable. Elle ondule très légèrement, mi-longue. Certaines mèchent rechignent à encadrer son visage glabre et chatouillent un nez droit, assez présent. Il a les joues creuses et les pommettes saillantes. Des traits coupés à la serpe, comme on dit dans les romans. Beaux, mais un peu lugubres, tout de même. La seule chose dont il est certain, c’est qu’il a du sang latin dans les veines. Finalement, peut-être qu’Ennio est bien son prénom. Ou celui d’un proche. Il n’arrive pas à se faire à l’idée qu’il puisse s’appeler « Ennio ».

✿ Sinon, rien ne le distingue vraiment de son prochain. Et c’est tant mieux, se dit-il, sans vraiment savoir pourquoi.