Go ahead, try to Turing test me !

Elle sent qu’elle émerge.

Doucement, la conscience de ses membres engourdis lui revient, désagréable, et elle est mitigée entre dormir encore un peu où sauter sur ses jambes, s’étirer, courir hors du… Du quoi, déjà ? Elle ouvre précautionneusement les paupières, grimace légèrement en sentant l’agression de la lumière contre sa rétine encore embrumée, lève ses poings fermés pour se frotter les yeux, baille aux corneilles. Et puis sans préavis, comme ça, d’une impulsion souple, elle saute sur ses pieds, se réceptionne avec l’aisance qu’offre l’habitude sur ses Docs Marten usées, s’étire et souris avec délice en sentant ses muscles se délier, retrouvant progressivement leur mobilité naturelle.

Elle finit par se redresser, et quand elle les rouvre, ses yeux sont fendus d’un sourire satisfait. Fendus d’un sourire satisfait et… Curieux. Oui, c’est ça, intrigués, avides de tout voir, de tout savoir, quand ils se posent sur les cloisons rouillées et poussiéreuses d’un vieux… Wagon ? Un coup d’œil rapide vers les banquettes en cuir rouge aux coutures craquées par endroit confirme sa première impression alors qu’elle se remet en marche, vers l’autre bout du compartiment cette fois, là où les vitres sont un peu moins crasseuses et laissent plus aisément filtrer les rayons lumineux et donnent un meilleur angle de vue sur le quai désert qu’elle dévore des yeux après avoir calé ses genoux contre le bord d’un siège, visière rabattue sur ses yeux pour ne pas être aveuglée, nez contre la vitre tiède.

Laissé à l’abandon. Immense. Envahi par la végétation. Fascinant. Inconnu. Autant de mots et d’adjectifs qui lui viennent à mesure qu’elle promène ses prunelles sombres sur le béton et les bancs et l’ossature d’un bâtiment qui se dessine, plus loin. Elle se redresse, ses sourcils fins soudain froncés. Le train est à l’arrêt, le train ne lui dit rien, le train est vide. Cet anachronisme géant, elle ne se souvient même pas l’avoir pris… Soudain, elle réalise un détail important. Soudain elle réalise que, merde, elle ne se souvient pas de son nom.

Ni de son âge, d’ailleurs. Ni de son plat préféré, ni de ses amis, ni de sa famille, ni de sa vie. Elle ouvre la bouche, les yeux voilés d’incompréhension, se souvient qu’elle est seule. Ne se laisse pas démonter, s’élance, passe la porte du wagon, fait quelques foulées dans le couloir bordé de portes, en pousse une, se faufile dans l’entrebâillement qui laisse filtrer la lumière, saute sur le quai. Ne s’arrête pas une seule seconde, repart aussitôt, à la recherche de quelque chose, n’importe quoi, quelqu-

Et soudain, des cheveux blonds, un garçon, assis sur un banc, un peu plus loin, youpi, allelujaah, Dieu existe ! De là il ne lui dit rien, mais elle espère, est sûre, même, que lui en saura plus. Elle est peut-être tombée en entrant dans le train, c’est certainement ça, oui, elle se souviendra bientôt de tout, et le garçon l’aidera, d’ailleurs. Peut-être sont-ils amis? Une fois devant lui, elle s’arrête, brusque, habile, habituée, un sourire un tantinet hésitant aux lèvres quand elle se penche au-dessus du bout de papier qu’il tient, soudain aussi curieuse qu’au réveil, tentant de déchiffrer l’écriture ronde sans même s’être présentée. Plus bas, elle sautille légèrement sur ses pieds, fait doucement rouler ses hanches, perchée sur la pointe des pieds.

« Ca.. Cu… Curso ? C’est ton nom, tu t’appelles Curso ? Dis, tu sais où on est ? Et… Est-ce qu’on se connait ? Je me souviens de rien, c’est bizarre. Toi tu sais ? Tu viens d’où ? Et qu’est ce qu’on fait là ? Ca à l’air glauque, comme quai, quand même ! »

La curiosité est un vilain défaut, Mitaine, un très vilain défaut…

« Caruso. Je suppose ouais, c'était dans mon sac. Alors je pense que ça doit avoir un rapport avec moi. Jsais plus comment je m'appelle, je sais plus rien. Je sais même pas quel âge j'ai! Jsais pas ou on est. Ouais...j'ai l'impression d'être vide. »

Il ne se souvient de rien. Elle recule, fronce les sourcils plus fort, pivote sur ses hanches. Elle regarde autour d’elle, se force à se concentrer très fort, n’arrive à rien, n’arrive à se souvenir de rien. Mais ce n’est pas normal, ça ! Même une petite amnésie due à une perte de conscience ne devrait pas durer aussi longtemps, hein… ? Elle s’ébroue comme un chat mouillé pour chasser cette pensée étrange, se recompose une mine enjouée. C’est rien. C’est rien, c’est rien, c’est rien. Non, elle ne sait rien, oui, elle est perdue, mais ça va revenir, n’est ce pas ? Oui, ça va revenir. Et puis sa curiosité prend vite le pas sur le bout de panique qui pointe, et quand elle replonge ses yeux sombres dans ceux, couleur vert-d’eau, du garçon, elle est de nouveau d’aplomb, et se met à énumérer tout ce qu’elle sait, pliant et dépliant ses phalanges, toujours mobile, toujours habile.

« Eh bien. Non je me souviens pas, mais... Je peux te dire qu’on est pas à New York, en tout cas. Les gares là bas ne ressemblent pas du tout à ça, là-bas c’est toujours bondé, là-bas c’est toujours vivant. Je sais pas, vu le soleil, l’Italie ? J’en sais rien en fait. Des hypothèses, Curso ? Oh et puis tu as dis ton sac ? Il y avait quoi, dans ton sac ? Dans tes poches ? … OH OUI ! Je suis bête, mes poches ! »

Elle rit légèrement, sans raison valable, en même temps qu’elle enfonce ses mains dans les poches de sa veste, en sort un paquet jaune flash qu’elle connait bien, un paquet de biscuits salés, tandis que dans son autre paume se dresse fièrement… Un paquet de tampons… ? Elle fronce les sourcils, re-sautille, re-sourit. Sa gestuelle est décontractée, ses mots aussi, et quand elle tend le contenu d’une de ses mains à Caruso, c’est avec toute la spontanéité dont elle est capable.

« Tu es veux ? C’est super bon ! Et puis c’est l’heure du petit déjeuner, quoi ! Oh et puis tu aimes? Si je pouvais j’en mangerais tous les jours, je crois !Et -»

Elle s’arrête, interpelée par le regard interloqué du blond. Baisse les yeux, lentement, vers sa paume tendue, croise le bleu plastic, voit le blanc tampon dessiné dessus. Ah merde, trompée de main. Alors elle glousse, range le paquet dans sa poche, lui balance les biscuits à la gueule, passe une main dans ses cheveux, n’attend pas sa réaction pour se détourner, encore, vers la gare, vers Nulle Part.

« Alors, on y va ? C’est pas en restant plantés là qu’on va avancer. Je suis sûre que ça va s’arranger, on est peut-être là dans le cadre d’une excursion ? Je sais pas où c’est, « ici », mais en tout cas bah c’est pas New York. Oh d’ailleurs, tu crois que je suis de là-bas ? Je sais pas, je connais des rues, de l’agacement, pas comme si je l’avais vu, non, mais je connais, alors que mon nom je le sais même plus. Mais bref. Prêt pour l’aventure, moussaillon ? »

Elle rit, encore, tournoie, encore, bouge, encore. Vit, encore.

« Ouais, jsais pas, jme rappelle plus de New York. Mais jpense que si on y était, y'aurais moins de verdure et ptet un peu plus de monde. Une excursion? Mouais, ça explique pas pourquoi jme rappelle plus de rien. On a peut être pris un gros coup au crâne dans le train? Nan. Sinon on aurait un bleu. »

Elle ne s’arrête pas, ne s’arrête jamais. Elle marche, court, s’arrête pour jeter un coup d’œil vers lui de temps en temps. Il ne se rappelle plus de New York ? Froncement de sourcils plus prononcés, vite chassé par une moue pseudo-concentrée quand elle répond, les yeux levés vers le ciel –bleu, très, trop bleu, avec un soleil timide mais présent, certainement tout récemment levé, marchant à reculons pour lui faire face.

« Ouais, non, c’est pas New York, ça j’en suis sûre et certaine. Le truc qu’est louche, c’est que je me rappelle plus de rien non plus… Peut-être qu’on a une bosse, là, cachée par nos cheveux ? Mais ça non plus ça explique pas pourquoi le train était vide… Tu crois que les autres nous ont abandonnés là en nous voyant endormis ? C’est vraiment pas sympa, sérieux ! »

Moue boudeuse cette fois, alors qu’elle ralentit légèrement pour lui permettre de la rejoindre. Elle constante qu’ils n’ont pas le même rythme, que lui est plus calme, posé. Elle constate aussi que le sachet de biscuits a disparu, sourit. C’est vrai que Caruso a un sac, le genre de truc plutôt utile. Elle se promet de tâcher de s’en souvenir quand elle aurait besoin d’une besace.

« Et toi? C'est quoi ton nom? Enfin, si tu t'en rappelles. Ou si tu veux t'en inventer un tout nouveau. De toute façon, arrivé au point ou on en est. T'as pas des trucs pas habituels dans tes poches? Autant, des tampons et des gâteaux, jpeux comprendre, autant, moi j'avais une calculette et un badge. La Calculette, jpeux comprendre, c'est sûrement un sac de cours, mais le badge...jsais pas. »

Un nom. Le contenu de ses poches, de celles du blond. Calculette et badge, hein ? Elle fourre les mains dans ses poches, en extrait ce qui reste, tout en énumérant, curieuse et rapide.

« Il est commet le badge ? Je peux le voir, dis, je peux ? Ah mais dans mes poches y a… Un collier au pendentif en forme d’étoile. Il est joli, tu trouves pas ? Faudrait que je pense à le mettre. Sinon euh y a de la petite monnaie, une paire de mitaines, et… God, un sablier ? Mais qu’est-ce que je fou avec un sablier ? Et… Attends, même quand je le retourne, il continue à s’écouler dans le sens initial ! C’est trop bizarre, tu trouves pas ? Et vachement intriguant. Tu crois qu’on est où, toi ? Ca fait très roman fantasy, ça, tu sais ? Deux jeunes gens amnésiques, un train, une ville abandonnée, un décompte… Je sais pas toi, moi je trouve ça excitant, n’empêche. Tu veux bien qu’on explore ? Ca nous aidera peut-être à nous souvenir de quelque chose, y a pas d’autres solutions. Ou à défaut, trouver des gens qui sauront ce qu’il se passe. »

Elle parle trop, trop vite, trop fort. Elle s’en fou, pique un biscuit et le fourre dans sa bouche quand Caruso sort le paquet, glisse spontanément ses doigts dans les siens, naturelle, terriblement, curieuse, enjouée, mobile, toujours. Fidèle à elle-même.

« Eh, sinon, qu’est-ce que tu crois que je devrais adopter comme surnom, en attendant de retrouver le mien ? Etoile, c’est joli, nan ? »

Tu ne devrais pas être aussi joyeuse, Mitaine, cette Ville n’a rien d’un roman fantasy, mais tout d’un vrai film d’horreur…

Elle regarde le petit être qui s'agite. L’observe, jubile. Plus ils sont joyeux en arrivant, plus la chute est dure. Alors elle laisse s'échapper un fragment de mémoire, qui vient lentement s'agiter sous les yeux de Mitaine.

Spoiler:

Caruso désapprouve Etoile. Il trouve ça trop… Petite Princesse. A l’évocation, la demoiselle éclate de rire, serre un peu plus sa main dans la sienne. Elle ne se vexe pas, elle sait bien qu’elle n’a rien d’une « Petite Princesse ». Ni les cheveux blonds, ni les yeux bleus –pour les yeux, rien n’est moins sûr, vu qu’elle n’a pas eu l’occasion de se regarder dans une glace et que, merde, elle ne se souvient même pas de ça- ni les manières, ni la fragilité apparente. Elle balance la tête en arrière, essaye de capter une dernière vision du train avant qu’ils ne s’engouffrent dans la gare, acquiesce dans le même mouvement.

« Mitaine, ça me plaît bien ! Va pour ça alors ! »

La toute nouvellement surnommée Mitaine est arrêtée dans un speetch qu’elle aurait voulu continué par une… Boule de ping-pong fluorescente… ? Elle tremblote, oscille, volette maladroitement vers elle, comme une luciole, finit par se stabiliser pour léviter autour de sa tête. Elle pivote pour la suivre des yeux dans son mouvement, les yeux exorbités par la surprise et l’incompréhension et la curiosité dévorante qui la prend aux tripes. Qu’est-ce que… ? Elle la fixe, la dévore des yeux, grave sa forme dans sa mémoire défaillante. N’arrive pas, ne veux pas se retenir de la toucher, lève la main agrippée à celle de Caruso, l’entraîne dans son mouvement. Ils touchent le souvenir en même temps, et c’est avec une fascination extrême qu’elle voit la boule se résorber à leur contact, avec une attention intriguée qu’elle se souvient.

Souvenir, souvenir…

Et la mémoire doucement revient à Mitaine :

Mitaine:

Point de vue externe:

Ca sonne… Comme un souvenir. Oui, la petite boule luminescente est un souvenir. Elle reconnait les lieux, l’odeur. New York, The Big Apple. Le garçon lui est inconnu, mais elle ressent tout ce que son « elle du passé » ressent, et c’est troublant, troublant parce qu’en revenant à elle, elle sourit encore plus, comme une fragrance subtile d’épices et de graisse et de poubelles, et les yeux qui voient vert, vert, vert. Familière. D’un geste rapide et fluide, elle range le sablier resté dans sa main libre, sans le regarder. Si elle l’avait fait, elle aurait surement remarqué qu’il est plus rempli qu’avant…

« Il me semble que c’est un souvenir, ouais… Mais qu’est-ce que ça veut dire, à ton avis ? Tu trouves ça normal, la grosse luciole ? Moi pas. On se croirait dans un roman fantaisiste, j’te dis… Si tu as vu ce que j’ai vu, tu crois que le garçon est arrivé avec nous par le train ? Je comprends rien, c’est… Surréaliste. »

Et terriblement excitant, fascinant. Il la tire légèrement, lui parle de sortir d’ici. Une partie d’elle a envie de reste encore un peu, de prendre son temps, de collecter des indices. Une autre lui hurle d’aller explorer, chercher, comprendre. Elle cède à la deuxième, a l’envie, au besoin. Elle rit, frisson grisant agitant son échine, devance Caruso et le traîne à sa suite, courant presque, vers ce qu’elle pense être, vu la position du soleil, l’Est.

« Ouais, faisons ça ! On trouvera certainement des gens, et on leur demandera des précisions ! »