Elle est toute contente de retourner à l'école, cette année ! Du moins aujourd'hui. Parce qu'elle sait que sa Mamie viendra la chercher à la sortie. Elle sait aussi qu'elle ira chez elle après la classe, et qu'elle lui donnera plein de sucreries faites maison. Et les sucreries, elle adore ça ! Elles lui rappellent ces merveilleux moments passés avec elle, quand elle était vraiment toute petite. Et puis, passer une journée dans une salle entourée des autres, ça a du bon. Elle peut oublier un instant toutes les choses tristes qui arrivent à sa mère, en ce moment. Son Papa le lui a expliqué, mais elle a refusé d'y croire. Il a dit que sa Maman était à « l'hôpital », mais qu'elle pouvait ne jamais en sortir. Elle n'a pas exactement compris ce qu'il voulait dire par là, mais ce qu'elle sait, c'est qu'elle ne pourra pas la revoir ce soir. Ni les jours d'après [...]
Spoiler:
Mais dans quelques semaines, peut-être... Elle n'a pas non plus retenu le mot compliqué que son géniteur a prononcé, au début. Mais après, il lui a expliqué que sa Maman était malade, qu'elle était en quelques sortes ''allergique au sucre''. Ça non plus, elle ne l'a pas bien compris. Ce qui est sûr, c'est que maintenant, elle n'aura plus droit aux petits bonbons roses qu'elle aime tant. Fini les gâteaux bourrés de glucose, fini les pâtisseries du dimanche matin qui la mettent de si bonne humeur. Non, c'est fini, tout ça, parce que sa Maman est devenue ''allergique au sucre''. Elle n'a pas compris pourquoi elle aussi devait arrêter de manger sucré. Mais chez sa Mamie, elle pourra avaler autant de bonbons qu'elle voudra !
Elle rêve encore de gâteaux au chocolat saupoudré de sucre-glace, accompagné d'une délicieuse crème anglaise, lorsque la maîtresse la somme de répondre à sa question. Quelle question ? Elle n'a pas entendu de question, elle ! Elle lève la tête en prenant un air idiot, souriant de manière aussi stupide que possible, et cherche des yeux un quelconque indice sur le petit tableau noir qui trône derrière le bureau, mais rien ne peut l'aider à répondre. Elle sent le rouge lui monter aux joues alors que toute la classe la regarde comme si elle était la dernières des débiles. Non, vraiment, elle ne sait pas quoi dire. Elle n'a même pas entendu la question, dans son monde de pâtisseries délicieusement rêvées.
« Mademoiselle, répondez-moi quand je vous pose une question ! »
Elle sent qu'elle va encore être punie pour son manque d'attention en classe. Et le refrain se répète, comme les année précédentes. Elle voit déjà la mention ''élève étourdie, toujours dans la lune'' sur son bulletin scolaire, mais elle s'en moque. Qui va s'occuper de savoir si elle est distraite ou pas, de toutes façons ? Ses parents seront bien trop occupés avec les papiers pour ''l'allergie'' de sa Maman...
1er Carreau
La nuit a été longue. Sa main droite se crispe sur l'unique sucrerie qu'il lui reste. Elle tremble. Elle sait que ce n'est pas le froid ou la pluie. Du sucre. Manger. Du sucre. Vite. Non. Elle se ressaisit. La nuit n'est pas encore finie. Elle aura besoin de cette sucette après. Quoique. Elle pourra se débrouiller pour en avoir d'autres, si elle se montre en forme. Elle écarte cette pensée de son esprit. Puis la sensation de manque revient, plus forte, plus pénétrante. Du sucre, lui rabâche sa conscience, maintenant [...]
Spoiler:
Elle craque. Tant pis pour "après." Elle doit manger maintenant. Ses mains se crispent autour de l'emballage vert du bonbon. Elles tremblent de plus belle, arrachent frénétiquement le plastique. Du sucre. Elle soupire de soulagement, s'apprêtant à savourer sa friandise acidulée. Elle imagine déjà le goût fruité de la sucette caresser ses papilles en éveil, lui faire oublier ses bleus et ses cheveux emmêlés, le sang séché coagulé sur sa figure, et cette impression de toujours avoir besoin de glucose.
La sucette glisse de ses petites mains tremblantes. La scène se déroule comme au ralenti, dans sa tête. Elle voit la sucrerie chuter devant elle. Ses pupilles se dilatent d'horreur à la vue de ce spectacle dramatique. Sa dernière sucette. Envolée. Et elle s'écrase, la sucette, sur le pavé inondé du caniveau. Elle serait allée jusqu'à lécher les fragments sucrés à même le sol, s'il n'y avait pas eu cette maudite pluie. Et elle roule, la sucette cassée, droit jusque dans la bouche d'égout, emportée par l'eau crasseuse. Engloutie. Devant ses grands yeux écarquillés.
Elle sursaute. La panique mentale qu'elle ressent s'oppose en tout point à son attitude détachée. Elle ne semble rien ressentir, et pourtant son monde vient juste de s'effondrer devant elle. Puis elle court. S'élance. Elle sait où elle va. "Du sucre. Maintenant" prononce-t-elle d'une voix sans intonation. Il lui donnera bien du sucre, lui. Il lui en donne tout le temps. Et il ne lui demande pas de payer. Elle s'écrase presque contre sa porte, sonne trois fois sans se soucier de l'heure. S'il dort, qu'il se réveille. Elle pleure. Elle veut du sucre.
2ème Carreau
Elle est blottie comme un chat au milieu des coussins. Un feu brûle dans la cheminée et répand sa douce chaleur à travers le petit salon. La pièce lui est désormais devenue familière. Ses longs cheveux blonds tombent au creux de ses reins alors qu’elle penche la tête pour mieux voir le livre qu’il lui présente.
Spoiler:
Il tourne les pages et docile, elle écoute le son de sa voix comme une enfant sage. A vrai dire, l’histoire l’intéresse nettement moins que le plateau de gâteau qu’il lui a apporté. Depuis longtemps elle a décidé d’accorder sa pleine confiance à l’étrange individu pour peu qu’il continue à l’héberger en la fournissant en sucreries. L’heure à laquelle elle hésitait à venir frapper à sa porte n’est plus. Le travail terminé, elle se rend à son appartement sans plus tergiverser. Il est gentil. Juste gentil. Il ne demande rien, lui.
Elle écoute le conte d’une oreille distraite. Des enfants dans une maison de pain d’épice. Elle connaît. La sorcière ne l’effraye pas assez pour l’empêcher de baver à l’idée de la cabane remplie de douceurs. Elle grignote le regard dans le vague son morceau de nougat. Le mot « fin » la fait sursauter. La voix apaisante s’est tue.
Elle cligne ses grands yeux et le regarde sans comprendre, bêtement. « Milena, il faut qu’on parle. » Elle comprend qu’il s’adresse à elle mais ce qu’il va lui dire ne l’intéresse pas, elle le sent. « J’ai reçu les résultats de ta prise de sang… »
Le mot diabète ressort. Mot cent fois haït. Mot qui rend son envie de sucre encore, toujours plus dévorante.
3ème Carreau
Elle se sentait sale. Tellement sale. Et son ventre grognait, tempêtait contre le manque de sucre, pour couronner le tout. Elle frissonne. Le froid, la peur, le dégoût. Elle a comme un goût de bile dans la gorge. Sale. Elle se recroqueville un peu plus contre le mur. Comme si il pouvait l'engloutir. Oui, elle a envie de disparaître. Sa robe est sale. Comme elle. Sale. Ce n'est pas la première fois, bien sûr, mais cette fois... Cette fois avait eu un goût différent. Sale. Violent. Nouveau frisson. Sa tête bascule vers l'avant, elle cale son visage dans ses bras. Les mains sur sa peau. Sale.
Spoiler:
Le bruit de pas, irréguliers, lui tire un nouveau frisson. Ça vient. Ça vient dans sa direction. Non. Pas ça. Lui. Elle reconnaît sa voix, lorsqu'il lui parle : « Qu'est-ce que tu fais là ? Viens, on va rentrer à la maison, sinon tu va attraper froid ». Les pas s'approchent encore, un peu plus près. Une main se pose sur son épaule. Déclenche une tornade de sensation. « NE ME TOUCHE PAS ! ». Dégoût. Sale. Elle s'esquive rapidement, rampe dans la boue. Mettre de la distance. Même le manque de sucre ne suffit plus à la raisonner. Être seule. Elle lui jette un regard apeuré. Il ne comprend pas, elle peut le voir sur son visage. Comment pourrait-il comprendre ? Comprendre qu'elle est sale...