Impossible. Ce qu'elle voit est impossible. Les miroirs, à peine brisés, sont déjà de nouveau entiers. Et cela respire l'impuissance. C'est de la triche. Voilà, ce qu'elle pense, à la vue de ce nouveau tour de passe-passe de la Ville. Injuste ! Elle s'approche des miroirs, tout comme June. Ne les atteint même pas. Déjà, la sensation de flou est là. Elle va disparaître. D'un instant à l'autre. Elle ferme les yeux. C'est tellement plus simple.


Lorsque ses paupières s'ouvrent, il y a comme un blanc dans sa tête. Elle voit du bleu... et du bleu. Du bleu en haut. Et du bleu en bas. Elle cligne des yeux. Le bleu est toujours là. Certes, elle reconnaît le ciel. Le ciel familier, avec ses gros nuages cotonneux. Oui. Tout irait bien. Si l'herbe qui l'entoure n'était pas bleue elle aussi. Enfin... disons que quelque chose de bleu brille dessus. Elle se crispe légèrement. Qu'est-ce que c'est encore que ça ?

Elle se rassure l'instant d'après. June est là. Entière. Avec elle. Elles sont toujours deux. Et malgré les miroirs brisés, tout va bien. Tout à l'air d'aller bien. Elle répond au sourire de sa nouvelle amie. On est pas seules, ici. On est deux et ça ira.

« Schtroumpf ça schtroumpf ? ».

Elle écarquille les yeux. Quoi ? Elle a bien vu June ouvrir la bouche. C'était bien le son de sa voix. Mais... Mais les paroles... « June... Je... euh...je... tu peux me redire ça ? ». Elle n'est pas trop sûre d'elle. Peut-être qu'elle hallucine tout simplement. Peut-être le contrecoup de toutes ces téléportations. Oui, de la fatigue, voilà tout, ça doit être ça.

Elle regarde June qui l'observe d'un œil suspicieux. Ne me regarde pas comme ça. Je n'ai rien sur le visage. Elle a l'impression d'être un animal de foire dans une cage qu'on examine avec attention, qu'on dissèque du regard. Très peu agréable, disons le. « Schtroumpf » . Non. Cette fois, ça ne peut pas être une hallucination. Pas deux fois de suite, elle n'y croit plus. Elle ne croit plus aux coïncidences. Pas dans cette ville.

Mais déjà June ne la regarde plus. Penchée sur l'herbe, elle semble s'absorber dans l'observation de la substance bleue. Luna, elle, essaye de comprendre. Comprendre ce qui se passe. Et quand elle croise de nouveau le regard de son amie, qu'elle entend celle-ci lui dire « T'as schtroumpf de ce schtroumpf ça schtroumpf ? », elle comprend. Elle comprend que ce n'est pas normal ? Qu'elle a un problème. Ou alors que June a un problème. Que dans tous les cas, la communication est impossible.

Elle la fixe. Se retient de flancher. Non. Tu ne pleures pas, pauvre cruche. A quoi ça rime, hein ? Tu ne comprends pas ? Ce n'est pas grave. Pas grave du tout. Elle, elle te comprend peut-être. Ou peut-être pas. Parle, essaye. Tu dois réussir. Parle et arrête de penser. « Je...Je ne comprends pas, June. Je ne comprends pas ce que tu dis. Je suis désolée. Est-ce que tu me comprends ? Est-ce que tu comprends ce que je dis ? ». Elle a l'impression de parler à une attardée. C'est affreux. Et si elle le prend mal, hein ? « Je... pardon ». Eh bah biiiiien Luna. C'est tout à fait comme ça que tu va arranger les choses, décidément...

Claire ? Claire ? Elle se retient de rire. June ne comprend pas non plus. Enfin, ce n'est pas tout à fait la même situation. Ce que June ne comprend pas, c'est pourquoi elle ne comprend pas. Enfin, je crois que vous voyez le truc.

Elle se contient. Ne pas  prendre la main de la jeune fille et la serrer très fort. Elle est maudite, c'est vrai. Ce n'est pas le moment de perdre du temps. Le temps est trop précieux, ici. Toujours est-il qu'il y a une solution. Elle comprend ce qui est écrit. Elle lit une phrase normale. Un soupire de soulagement lui échappe. "Cette fois j'ai compris". Elle médite cette information. L'oral, c'est du chinois. Donc pas d'oral. Enfin, pas pour les autres. "Quand tu parles... j'entends des mots bizarre. Quelque chose comme... comme "schtroumpf"...". Comme un mot ridicule en tout cas.

"C'est pas grave. Je vais m'arranger. Je vais trouver une solution". Ou comment essayer de se rassurer soi-même. Comme si les solutions tombaient du ciel, à Nulle Part. Dans nos rêves. Enfin... Elle doit se montrer forte, et c'est tout. "Tu parlais de l'herbe tout à l'heure, non ?". Elle essaye de deviner. June qui regarde l'herbe + June qui lui parle juste après = June qui parle de l'herbe. Ça semble plausible comme hypothèse.

"Je me demande ce que c'est... l'herbe, ce n'est pas bleu." Elle touche doucement la substance bleue, dont une partie s'accroche sur le bout de ses doigts. Elle porte ensuite sa main à son visage, inspire légèrement.

Ça a une odeur, ce truc ?

La substance bleue ravie les papilles de June. Elle a un goût indéfinissable, c’est sucré. Mais surtout elle calme un peu la faim de June, car elle exerce exactement la même addiction que les aliments de la Fontaine. D’ailleurs les canines de June s’allongent un peu plus tandis que la fluorescence orange de ses cheveux se développe, et que de fines runes apparaissent sur ses jambes.

June rit. Elle rit. Un rire qui finit par emporter Luna. Contagieux. Elle se sent tellement stupide, à entendre des conneries comme ça. Elle se sent tellement stupide de faire répéter sa camarade. Elle lorsqu’elle s’arrête enfin de rire, ses abdominaux tiraient légèrement. Elle s’applique à reprendre sa respiration, sans précipitation. « Schtroumpf schtroumpf ! », dit alors June. Elle la regarde, incertaine, se mordille la lèvre pour ne pas recommencer à rire. C’est fou comme les phrases ont un côté hilarant, avec cette nouvelle malédiction –car c’en est une, elle n’en doute pas, sa punition pour le miroir. Mais dans l’instant, elle n’est pas sûre que ses abdos survivent à un nouveau fou rire. Comme quoi, au fond, tout au fond, la ville a peut-être un certain sens de l’humour…
 
Ses yeux parcourent l’immense étendue bleue. Toute cette nouveauté... cette nature... Elle peut distinguer des bâtiments, là-bas, au loin. Et puis dans le grand lointain, un point se détache plus haut dans le ciel. La tour, sans doute. Il va leur falloir marcher, pour y retourner. Ou alors décider de s’aventurer encore plus loin dans les champs… « A ton avis, y’a quoi, après les champs ? », demande-t-elle, à voix haute. Mais June ne l’écoute pas. June… June mange la substance bleue. Et il est déjà trop tard pour l’arrêter.
 
Doucement, un peu incrédule, Luna note quelques changements chez la brunette. Le bout de ses cheveux, orange, devient…. Eh bien, encore plus orange. Fluorescent. Étrange. Et… « Qu’est-ce… qu’est-ce que c’est… June, tes jambes… ».
 
Il y a des dessins sur tes jambes…

Elle est soulagée. Au moins, June n’ignore pas les choses sur ses jambes. Elle les examine même de très près, s’asseyant pour le faire. Ce qui la stoppe dans sa consommation de substance bleue. Une vraie drogue...  songe-t-elle avec un peu d’inquiétude. Et June de prendre de nouveau son crayon pour lui écrire. Un moyen de communication un peu embêtant, et qui a en outre le désagréable inconvénient de lui rappeler que quelqu’un a déjà été dans cette situation. Novembre. Encore lui... Toujours là, à hanter ses pensées. Ne va-t-il donc pas me laisser en paix ? Son regard s’assombrit légèrement alors qu’elle déchiffre le mot.
 
"Ce sont des runes, depuis quand j'ai ça ?". « Depuis que tu as mangé l’herbe. Elles sont apparues en quelques secondes ». Elle ne dit pas « tu n’aurais pas dû, pourquoi est-ce que tu as fait ça ? ». Pas de reproche. Il n’y a pas de maman ici. Pas de grande sœur non plus. Et c’est exactement ce qu’elle avait demandé, n’est-ce pas ?
 
« Dis June… ». La question lui trotte dans la tête malgré tout. « Est-ce que… est-ce qu’elle est bonne, cette herbe ? ».
 
Parce que oui. Elle a faim. Très.

"Oui, elle est bonne, c'est de la pure herbe. Excellente. " Si June se retient de rire en lui tendant le papier, ce n’est pas le cas de Luna. Son rire s’élève de nouveau, clair dans le ciel bleu. Elle a l’impression, décidément, de ne pas avoir ri depuis une éternité. « Je vois. Merci pour ce trait d’humour », lance-t-elle, ironique, avec un petit clin d’œil à June.
 
Puis, elle se saisit de la touffe d’herbe bleue que celle-ci lui tend. L’examine sous toutes ses coutures. Cherchant désespérément le truc. Peinture ? Mutation ? Hallucination ? Rien ne lui saute aux yeux. « Schtroumpf, à tes schtroumpf et schtroumpf, je ne schtroumpf pas schtroumpf ! ». Elle essaye de retenir encore un peu ce rire nerveux qui revient, qui ne la lâche pas. Il faut vraiment que June arrête de parler. Sinon, jamais ses abdos ne seront tranquilles. « Schtroumpf, il y a de schtroumpf chances que tu schtroumpf, toi schtroumpf. ».
 
Elle réussit, cette fois, à garder un peu de son calme. Il ne s’agit pas de rire à chaque phrase. Sinon, le jour où elle croisera plus d’une personne d’un coup, sa vie risque de devenir schtroumpfement… Non, terriblement difficile.
Son attention se reporte sur les brins d’herbe dans sa main. Toujours aussi bleus. Toujours aussi réels. Et son ventre gargouille toujours autant. Elle ferme les paupières un instant. Aucun doute, c’est un cadeau empoisonné de la Ville. Mais elle songe que de toute façon, elle n’a plus rien à perdre. Plus depuis qu’elle L’a perdu. Et que pour mettre en garde les gens, il faut savoir de quoi on parle. Non ?
 
L’heure n’est plus à l’hésitation. L’heure tourne.
Et elle avale la poignée d’herbe.

Les cheveux de Luna se colorent en couleur fauve se rapprochant du jaune pale tandis que ses dents grandissent et se font plates et larges. Quand à June ses cheveux sont entièrement colorés d’orange fluorescent. Ses oreilles commencent à former deux pointes et des runes continuent de se graver sur ses jambes et ses bras.

La transformation ne se fait pas attendre. Elle peut d’elle-même voir ses mèches se colorer. Oui, voilà l’avantage des cheveux longs, il ne se passe rien sans qu’on le remarque. Et la voilà qui tend vers un roux-blond. Bizarre. Le reste est plus personnel. Elle le sent. Ses dents. Ses dents qui se déforment. Elle grimace légèrement. Ça ne fait pas mal. C’est juste désagréable.
June aussi a subit des transformations. Des runes plus marquées sur le corps, elle en a même jusque sur les bras. Et ses cheveux. Cette fois, l’orange est plus qu’évident. Quant aux oreilles….

Luna secoue doucement la tête. Non. Ne pas penser à la suite. Au moins, elles savent quelque chose de plus. « Tu crois qu’on va devenir des animaux ? ». J’en ai bien peur, souffle sa conscience en réponse à cette interrogation. « Alors ça serait ça, le pouvoir de l’herbe bleue ? Transformer les gens en animaux ? ». C'est comme une enquête en temps réel. Où elle est à la fois victime et détective. Et où le temps leur est compté. Elle sourit à June. Ne pas s’inquiéter. Tout ira bien. Et si tout ne va pas bien… Tant pis.

"On fait quoi ? Moi j'en mange plus, je ne veux pas ressembler à un renard ou à un livre !" Elle observe le petit mot, sourit de nouveau en lisant la remarque sur le livre, réfléchit un instant. « Tu veux retourner vers la ville ? Ou pousser plus loin dans les champs ? C’est l’occasion de savoir ce qu’il y a, autour de cette ville, non ? Savoir si elle est aussi isolée qu’elle en a l’air… ».

Et peut-être l’occasion de s’échapper, souffle sa conscience.

Elle se range sans hésiter à l'avis de June. Enfin non. Il y a bien une once d'hésitation qui la travaille . Cette petite voix qui crie « liberté ». Mais rien ne lui prouve qu'elle trouvera la liberté au bout de ces champs. Et il y a même de grande chances que la ville ne laisse pas s'échapper le pantin qu'elle est devenue. Ce n'est pas parce qu'elle n'a plus rien à perdre qu'elle est devenue stupide pour autant, sachez le. Et l'option retourner en ville tester l'herbe sur les gens semble une idée judicieuse. Pour le moment.

June a déjà enfilé son sac à dos. Parée pour s'élancer à travers l'étendue bleue. Fatiguant, rien que d'y penser. Surtout après ce qu'elles ont déjà traversé. Luna a beau y penser, elle ne se rappelle plus la dernière fois où elle a pris le temps de dormir vraiment. Elle se rappelle du léger somme dans la voiture et...

La voiture ! Mais bien sûr. « Attends, June ! », s'exclame-t-elle. Oui, la voilà, la solution. Enfin. Peut-être la solution. Elle passe les mains dans ses poches. Ah oui, mais non, pas de clés. Zut. Bon. Elle porte les mains à sa bouche. Étrangement, il lui semble savoir siffler de cette façon. Et le son strident qui s'échappe de ses lèvres n'est que la confirmation de cette intuition. « CHATAAAAAAAAIGNE ! PETITE VOITURE ! ». Elle a hurlé de toutes ses forces. La suite lui échappe à voix presque basse. « J'ai besoin de toi... ».

Elle se tourne vers June avec un sourire éclatant. Sans penser à comment faire tenir deux personnes dans le petit véhicule. Elles se débrouilleront. « Tu me prête une feuille et un stylo ? S'il-te-plait ».

Ne pas perdre son sourire.

Quelques minutes s’écoulent. Et sur la petite route qui serpente les champs, la voiturette arrive. Elle répond à l’appel de celle qu’elle considère comme sa conductrice à présent. La petite voiture s’arrête donc non loin des deux jeunes femmes, levant son pare-brise et attendant sagement.

Elle ne peut s'empêcher de tressaillir de joie en voyant la petite voiture arriver. Au moins, "l'enseignement" de Novembre et son exemple auront-ils servit à quelque chose. Elle se rembrunit de nouveau. Pourquoi pense-t-elle encore à lui ? Elle fait de son mieux pour trouver un nouveau point pour centrer ses pensées. Son petit frère. Ou cette voix au téléphone. Cette voix en train de l'appeler "mon ange". Elle se demande a qui elle pouvait bien appartenir. Tente de mettre un visage dessus. Peut-être bien ce garçon, dans les bras de qui elle pleurait la disparition de son petit frère, dans un de ses premiers souvenirs... Oui. Penser à cette voix. Seulement à cette voix.

L'exclamation de June, à moitié cachée derrière elle la fait sourire, puis rire plus franchement. « Ooooooooh c'est schtroumpf schtroumpf !! Trop schtroumpf !! ». Non, elle ne sait pas ce qu'elle a dit. Mais il y a de la joie dans son ton. Et Luna se sent soudain très fière de cette petite voiture. "Elle est jolie, hein ? Elle m'a trouvée tout à l'heure, à la gare. C'est grâce à elle que je suis arrivée au centre commercial". Grâce à elle que je suis en vie, que j'ai pu dormir, récupérer un peu. Que j'ai trouvé le courage de bouger. Elle garde pour elle la fin de ses pensées. Inutile de s'étaler.

Elle s'avance avec une légère hésitation, et flatte doucement la carrosserie du petit véhicule, qui a déjà ouvert son pare-brise. "Salut, ma petite châtaigne... Désolée de t'avoir abandonnée tout à l'heure". Oui, la voilà qui présente ses excuses à une voiture. Mais dans cette Ville, plus rien ne lui semble bizarre, ni impossible. "Dis moi... est-ce que tu penses pouvoir nous transporter toutes les deux, mon amie et moi ?". Elle se tourne vers June. "Sinon, on fera deux voyages, elle t'emmènera en ville, et reviendra me chercher, j'attendrai ici, promis". Il y a comme de la confiance, dans sa voix.

Cette confiance qu'elle commence à peine à retrouver.

La petite voiture ne bouge pas. Elle ne comprend pas ce que veut Luna, et elle attend donc sagement, immobile que sa maîtresse monte.

La voiture ne répond pas. Bon, en même temps, il s'agit d'une voiture. Il est temps qu'elle se rappelle que ce genre de véhicule n'est pas équipé de l'option « parole ». Avec un petit soupir, elle se tourne vers June.  Croise son regard, et y lis quelque chose, de l'inquiétude peut-être, de la peur, elle ne sait pas vraiment, mais ça y ressemble. Elle pose une main rassurante sur l'épaule de son amie. La retire aussitôt, en se rappelant des mots de June. Maudite, maudite par cette Ville. « Je suis désolée, j'aurais pas dû. Enfin. Quoiqu'il en soit, ne t'inquiète pas, ok ? Tout se passera bien, il faut me faire confiance ».

Demander de la confiance. C'est un peu nul, sachant qu'elle n'a pas confiance en elle-même. Mais si il faut ça pour rassurer June, alors aucune hésitation. Elle fait signe à June de prendre place dans la petite voiture. « Je pense qu'on va devoir faire deux voyages ok ? Je te laisse partir en première. Elle reviendra me chercher, et je te retrouve ». Dis comme ça, tout à l'air tellement simple. De nouveau, elle caresse le plastique du véhicule. « Emmène June en ville. Tu pourra revenir me chercher après, d'accord ? Dépose la dans un endroit qui craint pas trop, ça serait super ! ». Elle fait un pas en arrière, puis un petit geste de la main en direction de la demoiselle. Ça va aller, tout ira bien.

Il faut que le petit véhicule comprenne.

HJ:

La petite voiture laisse June s’assoir sur son siège. Puis ayant enfin comprit, elle démarre doucement. Le voyage dure longtemps avant que la voiture s’arrête et laisse descendre June. Puis elle fait demi-tour. Pour rejoindre sa propriétaire. Et elle refait le même chemin en transportant Hécate.

Spoiler: