Plâtrer du rhénium à scoliose

Il y a de l’agitation autour de lui. Des bruits et des voix lointaines maintenant qui finissent par lui faire ouvrir les yeux, curieux de savoir. Son regard bleu clair s’immobilise alors sur un écran qui lui fait face. Un décompte. On dit que le temps est infini. Pourtant une citation lui revint en tête tandis qu’il continue de fixer les chiffres qui défilent. L'infini ne peut guère conduire qu'à zéro et réciproquement. Alors que penser de ce décompte, que signifie-t-il ? Ses pensées dérivent alors sur la notion du temps, tandis que son regard se pose tout autour de lui. Il reconnait l’habitacle d’un avion, et suppose qu’il est posé, car il voit certains en sortirent. Il remarque aussi qu’il est bizarrement penché pour un avion à l’arrêt et se demande s’il n’y a pas un problème. Cette idée l’inquiète, et il détache sa ceinture, non sans difficulté d’ailleurs. Ce qui remplit le temps c’est vraiment de le perdre. Alors il se lève comptant bien l’économiser ce temps. Époussetant sa chemise, plus par reflex qu’autre chose il se dirige vers l’allée. Il doit bien avoir quelqu’un qui sait où il a atterrit. Non il n’a pas encore envisagé la possibilité que l’avion se soit crashé, une fatalité qu’il préfère écarter. Il aperçoit alors une touffe de cheveux… Bleue. Faisant abstraction de ce fait il s’approche et secoue doucement l’épaule du garçon à qui appartient cette couleur originale de cheveux.

- Excusez-moi, vous savez quelle est la destination de cet avion ?

Il peut sortir pour s’en apercevoir, mais en fait l’idée de sortir dans un endroit inconnu l’effraie un peu.

Mal de crâne. Machinalement, il passe une main sur son front pour tenter de calmer la douleur. Ça passe pas. Il grommelle, puis sent qu'on le secoue par l'épaule. Qu'est-ce qui... Quel avion... ? Qui me parle ? Il bat fébrilement des paupières, le temps que ses yeux s'accoutument à la lumière. Il a dormi dans un avion ? Le trajet a du être long, alors.

« Euh... L’Europe ? » Hasarde-t-il en découvrant un gars brun à l'air complètement paumé devant lui.

Bon, lui c'est un pigeon de base. Tant mieux, il en faut. Il ne sait pas bien pourquoi ni comment, mais ce type va lui être utile.

« Ça fait longtemps qu'on est arrivé ? »

Il détache sa ceinture et son regard se pose sur l'écran LCD qui lui fait face, sur le dos du siège de devant. Un décompte. Ok, c'est quoi la blague ? Ah, ça doit être le temps de pause de l'avion, j'suis bête. Après le timer, il repart. Évident. Il tourne la tête et avise une fille assise sur le siège d'à côté. À son tour, il la secoue pour qu'elle se réveille. Pas trop fort non plus, hein, il ne tient pas à lui casser le cou dès son réveil. Et puis elle peut sans doute servir. La compagnie, ça n'a jamais tué personne, pour peu qu'on sache quoi faire avec.

HJ:

Réveil difficile. Elle est tirée de son rêve au moment même où un délicieux gondolier se penche à son oreille pour lui murmurer « L'Europe, bella, l'Europe ! », et où elle-même se prépare à se retourner et fermer les yeux dans l'espoir dans langoureux baiser. Réveil donc, et fort désagréable, qui la fait se retrouver nez a nez avec un type aux cheveux d'un bleu complètement déplacé, et d'un autre type -n'y-a-t-il donc que des mecs ici ?, se demande-t-elle- déjà plus... normal.

Elle hausse un sourcil en constatant qu'elle est dans un avion, encore attachée, que cet avion est posé au sol, et surtout, qu'elle n'a aucun souvenir d'être monté dans un avion. Elle n'a aucun souvenir du tout, c'est plus juste, mais elle ne s'en formalise pas, sans doute les effets secondaires du vol, du décalage horaire, ou autre chose. Si elle a pris l'avion, elle doit être ailleurs, et Ailleurs, c'est forcément cool !

Aussi ne tarde-t-elle pas à se détacher, sans même jeter un regard à l'écran en face de son siège, se glisse à côté de monsieur cheveux bleus et traverse tranquillement l'allée en direction de la porte. Vite, savoir où elle a atterri et quelles choses géniales se trouvent à l'extérieur. Même si la fumée qu'elle distingue par un des hublots n'est pas très normale, pas plus que les lumières qui clignotent. Peut-être une nouvelle façon d'accueillir les touristes là où ils sont ?

Elle jette un dernier regard aux deux types, toujours plantés là-bas derrière elle, leur fait un léger clin d'oeil et tire la porte. « Let's go ! »

Quand il voit l’hésitation que marque le type, ses sourcils se froncent légèrement. L’Europe… Vaste comme réponse. Est-ce qu’il est aussi perdu que lui ? Alors pourquoi mentir ? Mentir est le fait des faibles. Le brun  préfère donc ne pas se reposer sur l’indication du gars aux cheveux bleus, légèrement méfiant. Quand à sa question il y répond par un simple :

- Je ne sais pas.

Il passe peut-être pour un ignorant de la situation, mais il doit être naturellement franc pour n'avoir aucune envie de mentir. La jeune fille ne semble pas se poser de question, ni de se préoccuper de quoique ce soit sauf de sortir. Il la suit, même s’il rechigne à sortir, l’énergie qu’elle dégage l’incite à venir se tenir derrière elle, observant l’extérieur par la porte ouverte. Un simple hangar leur fait face. Les avions de ce genre atterrissent dans les aéroports d’habitude, non ? Il grimace et lâche :

- En tout cas, je crois que ce n'est pas notre destination initiale.

La fille se réveille et quitte son siège. Ils ont tous la bougeotte ou quoi ? Il aimerait mieux mettre la main sur un souvenir de la veille, ou d'avant cet avion, en fait. Pourquoi il a pris l'avion ? Parce qu'il a pris l'avion, il n'en doute pas. Pourquoi il est avec ces gens ? Ils ne sont sûrement pas de la première classe... Pourquoi il pense à la première classe ?

Il ne veut pas se retrouver tout seul avec le type qui pose les questions embarrassantes. Alors il appelle la fille.

« Hé Clara ! Pars pas, attends-moi. »

Oui, bah il faut bien lui trouver un prénom pour pas l'appeler machine. De ce qu'il en sait, les filles, ça aime pas qu'on les appelle machine. Et puis elle a une tête à s'appeler Clara. Il se lève pour la suivre à l'extérieur, même s'il peine un peu à faire ses premiers pas à cause de ses jambes ankylosées par le vol.

« Et toi, le touriste, reste pas devant la porte, y'en a qui attendent. C'est quoi ton nom, au fait ? »

Elle ne s'occupe pas de savoir si les gars l'ont suivie, oh non. Ce qui l'intéresse, elle, c'est de savoir dans quel genre d'endroit bizarre elle se trouve, parce que pour tout avouer, le hangar qu'elle a sous les yeux ne lui dit rien, absolument rien. On a pas idée aussi d'accueillir les gens avec un hangar aussi banal. La base, ça serait au moins d'avoir mis une banderole « Bienvenue à.... », décorée si possible avec des fleurs et des petits oiseaux. Elle repense au beau gondolier de son rêve, soupire en songeant qu'il faudra attendre un prochain sommeil pour espérer le retrouver, finit par descendre de l'avion en quelques petits bonds agiles.

Premier pas sur le sol, premier pas conquérant. On ne refuse pas les aventures quand elles s'offrent à nous, c'est comme ça ! « Hé Clara ! Pars pas, attends-moi. » Clara ? Elle se retourne avec une moue affichée sur le visage. « Moi c'est pas Clara ! C'est pas parce que je sais pas mon prénom que je t'autorise à en trouver un pour moi, capish ? ». Non mais vraiment, pour qui il se prend ? Comme si elle n'était pas assez grande pour se trouver un prénom toute seule. Ou pour se rappeler du sien... C'est quand même vraiment bizarre que la phase d'après-sommeil dure aussi longtemps, non ? Elle passe une main dans ses cheveux, essaye de se creuser la tête, abandonne en voyant que c'est vain.

Son regard parcourt les environs. Peut-être que le comité d'accueil est caché dans le hangar ?  Bizarre, mais possible, après tout, elle ne sait pas où elle est, donc elle ne connaît pas les coutumes locales, CQFD. Elle prend juste le temps de lancer un « J'vais voir où on est ! » aux garçons avant de s'élancer à grandes enjambées vers le bâtiment qui se dresse au bout de la piste.

Il ignore la discussion de ses compagnons d’infortune. Non ce qui le préoccupe c’est son nom. Il n’a pas de nom. Ou plutôt il ne s’en souvient pas. Et il a beau réfléchir, affichant un mine songeuse, il ne se rappelle pas non plus de son âge, ni de ce qu’il faisait avant, ni d’où il vient. De rien avant son réveil. Et cette conclusion le met mal à l’aise. Une vie sans avenir est souvent une vie sans souvenir. Est-ce qu’il va remplir cette hypothèse ? Avancer vers un destin qu’il ne contrôle pas ? A la suite de la jeune femme, il descend de l’avion et regarde tout autour de lui. Un simple aérodrome. Constations qui ne change rien à son débat intérieur. Et maintenant que faire ? Trouver un nom. Ses mains se plonges dans ses poches, à la recherche d’une carte d’identité. On ne prend pas l’avion sans avoir une carte d’identité sur soit non ? Mais tout ce qu’il y trouve est un flayer pour un cirque, qui ne lui apporte rien de concret, un stylo et enfin un livre de poésie. Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire. Charles ? Non il n’oserait pas reprendre le prénom d’un auteur aussi talentueux. Ouvrant le livre, il continue d’avancer lentement en suivant la fille, et lorsque les feuilles cessent de tourner ses yeux accroche le titre d’un poème. Les Chats. Alors comme si c’est la chose la plus naturelle au monde, il répond à la question du type bizarre :

- Minou.

Pourquoi ? Pourquoi il a sortit ce pseudonyme totalement risible ?

" Où çaaaaaaaaa un minou ? "

Je demande en pépiant d'une petite voix très intéressée. Oui, parce que depuis que je me suis réveillée, il y a eut pas mal de choses. Déjà, le siège où j'étais, il était très inconfortable, alors je l'ai très vite laissé parce qu'il était hors de question que je me fasse un bleu ! Surtout qu'à priori, personne ne pourrait me faire de bisous magique pour le soigner. Oui, parce que les gens, dans le train, ils dormaient. Et je sais qu'il faut pas réveiller les gens qui dorment parce qu'après ils sont ronchons. Moi, j'avais la tête toute lourde et comme du coton dans les yeux, je me sentais pas bien. Mais y avait personne avec qui parler. Alors, je me suis levée, donc.

J'ai voulu aller faire pipi mais j'ai pas trouvé les toilettes. J'ai voulu demander à...Et là je me suis rendue compte que je savais pas à qui je pouvais demander parce que je me souvenais plus d'avec qui j'étais venue. Et c'était fâcheux. Alors j'ai rien demandé, j'ai pris mon mal en patience et je suis descendue pour voir des gens réveillés. J'ai vu personne. Seulement un horizon moche. Et j'ai eu peur. J'ai fais quelques pas mais j'ai vite voulu revenir à l'avion parce que c'était effrayant. Et là, je me suis demandé pourquoi l'avion il était par terre. Et je me souvenais même plus pourquoi j'avais pris l'avion. Et j'avais envie de commencer à pleurer mais j'ai entendu quelqu'un dire Minou. Alors j'ai tourné la tête pour voir le chat, mais y en avait pas. Donc j'ai demandé où il était. Et voilà.

Les gens à côté de moi sont bizarres. Ce sont de grandes personnes. Il y a une dame qui a l'air gentille et deux messieurs bizarres. Même qu'il y en a un, il a une barbe, et je suis sûre que ça doit piquer quand on lui fait des bisous. Mais j'ai pas envie de lui faire un bisous. En fait, c'était pas une barbe, mais l'ombre de sa chemise qui dépassait. Je les ai regardé, ils m'ont regardés aussi et quand on s'est bien tous regardés j'ai demandé. " Où c'est qu'on est ? Et il est où le chat ? "

Il lève les yeux au ciel. Plus parce qu'il n'est pas le seul à ne pas pouvoir mettre la main sur son nom que parce que la fille l'engueule à moitié. Ok, c'est bon, il l'appellera machine, pas de soucis. Mais quand même, c'est moche, ça lui va pas.

Minou. Il éclate de rire à la tête du brun. C'est plus fort que lui, il n'y peut rien. C'est juste que... Minou, quoi ! Et puis une gamine demande où est le minou. Alors machinalement, il lève la main, et pointe l'autre type du pouce.

« Il est là, le minou. Pardon mais... Minou c'est trop drôle. - Il essaie d'arrêter son sourire moqueur, mais c'est peine perdue, et il va rejoindre les deux dehors. - Tu viens aussi, petite ? »

Quelque chose lui dit qu'il n'aime pas spécialement les enfants, mais celle-là a l'air toute mignonne toute gentille, non ?

« Au fait, t'es sûre que tu veux pas qu'on te trouve un prénom, machine ? Qu'est-ce que tu penses de Clotilde, alors ? Ou Camélia ? Ou... »

En fait il n'a en tête que des prénoms en "c", peut-être qu'elle n'aime pas les "c". Bah tant pis, lui il aime bien, alors tant pis pour elle. S'il aime bien, tout le monde doit aimer. Modeste, en plus de ça, il ne se découvre que des qualités, c'est cool. Et Alzheimer, c'est aussi une qualité, tu crois ? 'Fallait bien un défaut. C'est pas marrant sinon.

Elle ne rit même pas en entendant un des types se présenter comme Minou. Oh oui, ça pourrait être drôle, d'ailleurs ça doit  l'être, parce que l'autre imbécile avec ses cheveux bleus rigole bien. Comme s'il était moins ridicule avec la couleur de ses tifs. Enfin bon, elle n'a pas que ça à faire, et plus le hangar se rapproche, plus elle a l'impression qu'il sera aussi désert que le reste. A moins que le personnel n'attende sagement qu'elle ouvre la porte pour crier « surprise !! », le silence est inquiétant.

Enfin...  silence, tout est relatif. Parce qu'on est bien loin du silence dans lequel on entendrait voler des mouches. Il y a cette gamine qui a peine arrivé a déjà réussi à poser une question qui n'avait rien à voir avec la choucroute, et l'autre qui continue de blablater. « Au fait, t'es sûre que tu veux pas qu'on te trouve un prénom, machine ? Qu'est-ce que tu penses de Clotilde, alors ? Ou Camélia ? Ou... ». Elle fait volte-face, se plante devant lui, les mains sur les hanches, les yeux fixés dans les siens. « Tu veux pas arrêter de parler deux secondes, oui ? Non, j'veux pas que tu m'trouve un prénom, j'suis assez grande pour ça. Et avec les goûts que tu semble avoir, c'est mort de toute façon ». Le « machine » ? Elle s'en tape. Elle préfère ça qu'un truc qui n'est pas à elle.

Et comme si rien ne s'était passé, elle reprend son chemin. La porte du hangar est toute proche, elle doit presque se retenir de courir. Et puis une fois devant, aucune hésitation. Si quelqu'un attend, autant qu'il n'attende pas trop longtemps. Elle tape trois coups assurés contre la porte. « Youhooooou ! Y'a quelqu'un ? On est les nouveaux touristes et.... » Et on sait même pas où on est. Mais c'est pas grave, rien n'est grave après tout.

Il se crispe lorsque le type aux cheveux bleus se moque de lui. Oui Minou est vexé. Vexé par sa propre bêtise aussi. Surtout lorsque qu’une gamine sortie de nulle part vient enfoncer le clou. Là maintenant, il a bien envie de s’éloigner. Loin d’eux. Et de se trouver un autre pseudo. Mais finalement en voyant la jeune femme répondre vivement à l’autre gars, un sourire s’esquisse sur les lèvres du brun. Et il se sent sensiblement mieux. Assez pour répliquer à l’autre garçon:

- Et toi, tu te penses trop exceptionnel pour t'abstenir de nous donner ton nom ?

A peine a-t-il finit sa phrase, qu’il la regrette aussitôt. Il espère juste que l’autre ne le prendra pas trop mal. Nul besoin de chercher les problèmes, ils viennent à nous de leur propre grès. Plongeant son regard bleu turquoise dans les yeux de la petite cette fois, il lui répond d’un ton plus avenant :

- Je crois qu’on est perdu, mais il doit sûrement y avoir des gens dans ce hangar pour répondre à ta question.

Sauf que le hangar il a l’air totalement désert. Et toute cette histoire, ça commence à doucement le faire flipper.

" Tu sais vraiment te transformer en chat ? "

Moi je le regarde d'un air dubitatif parce qu'il ressemble pas du tout à un minet, le garçon. Mais il a l'air gentil, même s'il est grognon. Les grandes personnes sont toujours grognon de toute façon ! La fille, elle parle très vite et elle à l'air heureuse d'être dans une ville moche. Je ne la comprends pas. Les grandes personnes sont bizarres. Elle s'est un peu disputée avec l'autre monsieur aux cheveux bleus je crois. Je suis pas sûre. Je le regarde. " Diiis ? Pourquoi tes cheveux ils sont bleus comme le ciel ? "

Je traîne des pieds mais je dois vite courir pour les rejoindre parce qu'ils ont de grandes, grandes jambes comparées à moi. " Pourquoi vous voulez vous donner des noms ? C'est un jeu ? C'est quoi vos vrais noms alors ? " Mais c'est difficile de parler et de courir en même temps. Surtout avec une robe. Alors je tire sur le tee-shirt du monsieur bleu et je lui demande. " Dis ? Tu me portes sur tes épaules ? "

La fille ne semble pas spécialement ravie. Rah mais c'était bien, Camélia, pourtant... Pas ma faute si t'as des goûts de merde, cocotte. Il hausse les épaules. Si elle veut, après tout. Et puis quand l'autre gars se vexe, il lui lance un regard réprobateur et grogne un « Ouais, c'est ça, j'l'ai surtout oublié » entre ses dents.

Et puis la gamine lui cause, là. Hein ? Ses cheveux ?  Il lève les yeux et aperçoit ses mèches bleues. Euh... Okay, tout est absolument normal.

« J'en sais rien, je les ai teints, peut-être ? »

Et comme tout le monde marche, et bien il marche aussi. De toutes façons, le personnel de l'avion n'a pas l'air de vouloir intervenir après ce qui semble être un crash "en douceur", donc... Pas la peine de se fatiguer à l'attendre. Et la gamine recommence avec ses questions. Il commence à en avoir assez, mais il est trop blasé pour faire quoi que ce soit. Jusqu'au moment où elle ose tirer sur sa chemise - oui, il se rend tout juste compte qu'il a une magnifique chemise noire qu'il ne faut surtout pas plisser. Alors tirer dessus... Hérésie !

« Touche pas à ça, fillette, tu vas l'abîmer. »

Il enlève sa main de sa précieuse chemise et la porte pour la mettre sur ses épaules. Et remet son col comme il faut. Et enlève tous les plis de son vêtement.

« D'accord, mais si tu bouges d'un millimètre tu descend. Et pas le droit de me tirer les cheveux. Et on ne joue pas, on a passé l'âge. Tu te souviens de ton nom, toi ? »

La fille parle de touristes. On n'est pas des touristes, on est perdus, c'est quand même pas pareil ! Quoique... Et puis c'était mieux de se faire passer pour des touristes que pour des amnésiques. Pas la peine de se faire embarquer à l'hosto pour si peu, hein. Elle est plutôt utile, finalement.

« Donc... Tu vas te trouver un nom, finalement ? »

Non, il ne lâche pas l'affaire. Et puis ça va peut-être l'inspirer pour se trouver un patronyme, en attendant de s'en rappeler.

« Je crois qu’on est perdu, mais il doit sûrement y avoir des gens dans ce hangar pour répondre à ta question ». Elle entend le garçon...non, Minou, c'est son « nom », c'est vrai. Donc, Minou. Et elle ne peut se retenir de hausser les sourcils. Bieeeeeeen Sherlock, on est perdus, c'cool de dire ça, mais faudrait p'têtre faire un truc pour qu'on le soit un peu moins, tu vois ? Genre se comporter en bon touriste, c'est un super début, hein. Elle se retient de frapper de nouveau contre la porte, plus fort. Le problème ne vient pas du bruit qu'elle fait. De toute évidence, il n'y a personne, pas plus ici qu'autour de l'avion ou où que ce soit à portée de vue. Il n'y a personne.

Et monsieur les ch'veux bleus en remet une couche, comme si la voix aiguë de la petite fille et ses questions ne suffisaient pas. « Donc... Tu vas te trouver un nom, finalement ? ». Elle se retourne d'un bloc pour affronter la pyramide formée par le garçon et la gamine qui se trouve sur ses épaules. Elle essaye de se donner un air sévère -parce que ce n'est pas si facile- avant de déclarer : « Bon. T'as un problème avec les noms, toi, je crois. Et si je te dis que non, si j'te dis que j'ai pas envie de me prendre la tête à chercher un nom parce que j'attends que le mien me revienne, il se passe quoi ? Tu fais une crise ? ». Décidément, les gens lui rabâchent les oreilles pour des bêtises qui n'en valent pas la peine.

Passant une main sur son front, elle lève un instant les yeux au ciel avant de les reporter sur le paysage, le sourire revenant sur son visage comme un vieux réflexe dont elle ne pourrait se débarasser. « Donc il n'y a personne ici. C'pas grave, soit dit en passant. Alors j'vous propose deux options. Un, on rentre dans le hangar, on jette un œil, on ressort. En espérant savoir où on est. Deux, on va voir ailleurs. Vos réponses ? ».

Elle trépigne déjà d'impatience. Rester à ne rien faire et réfléchir, ça, c'est impossible. Un vote à la majorité et le problème est expédié. Après tout.... il n'y a pas de problème, que des solutions, comme dit le proverbe.

S’il sait se transformer en chat ? Il ne pense pas non. Quoique, les poètes marginaux ont souvent été représentés par des chats, animaux mystérieux et se détachant nettement des autres. N’est-ce pas pour montrer à tous leur supériorité que Baudelaire a écrit ces poèmes sur ces félins ? Sauf qu’il n’est pas poète lui, enfin il ne s’en souvient pas c’est vrai. Et finalement il oublie de répondre à la petite, trop occupé à réfléchir à la signification des chats dans le monde des poètes. Ce qui n’avance en rien la recherche du personnel. Quand la fille-sans-nom-harcelée-par-l’autre-type leur propose deux solutions, Minou répond :

- S’il n’y a personne, on ne trouvera sûrement pas grand-chose d’intéressant et qui nous soit utile. Allons voir ailleurs.

L’inconnu fait peur, mais le temps qui passe est bien plus alarmant.

« Oui, j'ai un problème avec les noms parce que ça me perturbe de pas pouvoir t'appeler », répond-il du tac au tac.

Un peu maniaque, mais pas trop non plus. La preuve, il change son appellation tout le temps. Jusqu'à trouver le nom qui convient le mieux. Et dans les "c", parce que... Parce que. Voilà. Il soupire en entendant le constat des deux autres. Et le discours de la fille, qui est plutôt bavarde, en fait.

« Même avis que le chat, y'a rien à voir par ici, on ferait mieux de trouver un hôtel ou un office du tourisme en espérant qu'on puisse nous renseigner. Parce que l'Europe, c'est vaste. »

Oui, il maintient qu'ils sont en Europe. Il sait pas pourquoi. Ça doit sonner un peu exotique, quelque part ? Ou familier ? Ou... Non en fait il a dit ça au pif et maintenant il défend ses propos. En plus la gamine s'est tue, elle doit bouder. Ou avoir le vertige. En tous cas ça fait du bien aux oreilles de ne plus entendre ses questions embarrassantes.

« Alors, Carmen, on va par où, toi qui m'a l'air d'être une touriste de compétition ? »

Ohlala, mais qu'il pouvait être pénible avec son histoire de noms ! « Eh bah dans ce cas, ne m'appelle pas ! ». Elle lui tire la langue -geste hautement gamin mais très symbolique- sur cette réplique, ravie d'avoir -pour le moment en tout cas- le dernier mot, avant de se replonger dans ses réflexions, tâche des plus ardues. Oui parce que Minou n'a pas tord, ils ne trouveront peut-être rien dans ce hangar silencieux. Et elle n'a absolument pas envie de perdre du temps dans le coin. Ce qu'elle veut, c'est trouver du monde, des boutiques, une glace -parce que bon dieu qu'est-ce qu'il fait chaud!- et un bon vieux transat -sans parler d'une plage. Ah, et aussi un substitut pour le beau gondolier qu'elle a dû abandonner seul sur les canaux de Venise.

« Même avis que le chat, y'a rien à voir par ici, on ferait mieux de trouver un hôtel ou un office du tourisme en espérant qu'on puisse nous renseigner. Parce que l'Europe, c'est vaste. » L'Europe, l'Europe, mais qu'est-ce qu'ils en savent, hein, si ils sont en Europe. Quoique ça ne lui déplairait pas, elle préfère se méfier de tout ce qui n'est pas sûr et certain. Aussi ignore-t-elle volontairement la remarque de Blue-hair-man, le silence de la gamine et l'air indéchiffrable de Minou pour se concentrer. Début de concentration qui explose à la seconde où elle entend « Alors, Carmen, on va par où, toi qui m'a l'air d'être une touriste de compétition ? ».

Elle laisse échapper un long soupir résigné. « T'es vraiment con toi, j'te jure. J'suis pas une touriste de compétition, j'fais juste fonctionner mon cerveau un peu plus vite que toi ». Oui, parce que le coup du touriste, c'est le plan parfait. C'est plus facile d'aborder quelqu'un avec 'Bonjour je suis une touriste, je crois que je suis égarée pourriez vous m'indiquez où je suis ?' plutôt que 'Bonjour je n'ai plus aucun souvenir, où suis-je', la seconde solution revenant à demander le chemin le plus rapide vers l'asile le plus proche. « Et c'est pas Carmen non plus ». Carmen ça ne lui dit rien de rien. Quand à la direction... Elle ferme les yeux, essaye de prendre la direction du vent, tourne trois fois sur elle-même avant de pointer du doigt au hasard. « Là-bas ! Go ! ». Le sourire déjà de retour, elle entame gaiement sa marche vers l'inconnu.