Je marche longtemps, autour de ce lac, jusqu’au bout. Il n’y a pas d’air et je dois dégouliner de sueur tellement j’ai chaud. Pourtant je continue à avancer. Je ne pouvais pas rester avec eux. Symphonie, innocente et timide, Apple, qui se préoccupe plus des autres que de sa propre personne et puis cette fille aux cheveux bleus. Inconnue. Tous tellement différents de moi. Eux n’ont pas tué. Peu importe si je ne retrouve pas Joke et Août, même si ça me fait mal de l’admettre alors que je me suis attachée à eux, ils se porteront mieux sans moi. Tu es censée être forte, ne l’oublie pas. Relève la tête et dis-toi que ce n’était qu’un souvenir et qu’il faut que tu vois les autres avant de te juger.
Après le lac, ne voyant personne, j’avance toujours. N’importe où sera mieux qu’ici.

J’arrive en ville, à nouveau, et m’arrête devant un petit bâtiment. Mes doigts se tendent vers la porte au carreau brisé, dépourvue de poignée. Elle s’ouvre avec un grincement sinistre. Parfait, là, au moins, personne ne viendra me déranger. Le couloir est poussiéreux et mal éclairé, il y a un guichet d’accueil inoccupé sur le côté. Je pousse une autre porte sur le côté, remarquant les traces de pas dans la poussière. D’autres sont passés ici avant moi. S’ils ne sont plus là, tant mieux. S’ils surgissent devant moi… Je ferais avec, quitte à jouer les muettes.

Le bâtiment est un conservatoire de musique. Je passe devant des rangées de sièges, des instruments laissés à l’abandon. Il n’y a rien ici. Pas âme qui vive. Je retourne au guichet d’accueil et me place derrière, peut-être qu’il y a un paquet de cacahouètes salées abandonné par l’un des anciens employés. Un grincement me fait brusquement relever la tête et je saisis le canif au fond de ma poche, coincé derrière le petit réveil qui poursuit son décompte. A moitié cachée derrière le comptoir, je regarde la porte et ne bouge plus…

L’intrus s’avance dans le couloir et s’arrête devant le guichet. Intruse dans le cas présent. De longs cheveux noirs et ondulés encadrent son visage aux traits marqués et, bien évidemment, je ne suis pas ce qu’il y a de plus transparente, alors elle me voit. Et me parle, pour ne rien arranger. Adieu, tranquillité. Je remarque que la fille a les vêtements trempés, comme moi précédemment. Un petit tour dans le lac ? Ou autre chose ?

«  Salut... Y'a quelqu'un d'autre avec toi ? »

Ais-je le droit de ne pas répondre, ni à son salut, ni à sa question ? C’est ce que j’aimerais faire, mais ça ne m’avancerait à rien de partir en courant. Alors je garde le canif, lame tournée vers ma paume et je viens me planter face à elle en croisant les bras. Je n’essaie même pas d’avoir l’air avenant ; mon visage est fermé, j’ai la bouche plissée et c’est très bien ainsi. Pas besoin de sourire, je ne veux pas faire amie-amie avec cette fille montée sur talons.

- Non. Pas que je sache.

Comme je ne suis pas encore une antisociale finie et bonne à mettre à la poubelle, j’ajoute, du même ton un peu froid :

- Moi, c’est Xéna. Je suppose que tu ne sais pas non plus pourquoi tu es dans cet endroit de fous, à courir après tes souvenirs ?

Autant en apprendre un maximum avant de lui fausser compagnie. Celle qui me fait face n’a pas l’air bien méchante. Je range mon canif juste sous son nez et met les mains dans les poches de mon blouson de cuir. Et puis j’attends, le visage inexpressif, qu’il se passe quelque chose. Une autre question me brûle les lèvres, mais celle-là, je préfère ne pas la poser. La crevette et le blasé, il faut que je me fasse une raison, je ne les reverrai plus.

La jeune femme qui me fait face pointe la poche dans laquelle je viens de ranger mon canif, en marmonnant un « Tu… ? » nerveux, dans un début de phrase inachevé qui me fait presque sourire. Oui, « je ». Je suis tout à fait capable de faire mal avec un petit truc comme celui-là, le rat du parking en a perdu un œil. Penser à ce monstre me ramène quelques heures en arrière, alors que Joke et Août étaient encore avec moi. Je serre les dents. Dans le même intervalle, l’inconnue aux cheveux ondulés part s’asseoir dans la salle aux rangées de sièges. Je la suis et m’appuie contre le mur, non loin de là où elle s’est assise.

«  Je m'appelle Dame ! Ce n'est pas mon vrai nom, évidemment, tous dans la merde jusqu'au bout pas vrai ? Et sinon... Tu n'aurais pas croisé un type habillé comme en hiver avec les cheveux châtains mal coiffés ?  »

Elle a toussé au milieu de sa tirade. Vu comme elle est trempée, aussi… Un type habillé comme en hiver ? Je secoue la tête et m’avance jusqu’à elle, m’asseyant sur le siège juste à côté en posant le menton au creux de ma main. Je regarde la scène. Cet endroit a dû accueillir des concerts, ou des pièces de théâtre ; pourquoi est-ce si lugubre à présent ?

- Non.

Cette ville de malheur et ces monstres, peut-être n’est-ce qu’une blague. Ou alors nous sommes tous morts et destinés à errer 72 petites heures avant de nous éteindre. Je n’ai même pas la force de sortir ce fichu réveil portatif dans ma poche pour voir combien de temps il me reste. A moitié en train de me parler à moi-même, je murmure :

- Tu penses nous avons tous été envoyés ici et vus nos mémoires effacées, pour racheter les fautes que l’on a commises avant d’atterrir ici ?

Ce que je dis est presque du grand n’importe quoi ; bien sûr que c’est totalement faux, je devrais m’être habituée au fait de ne rien comprendre à la situation. Je m’étire et farfouille dans ma poche à la recherche de la chevalière en or qui s’y trouve. Je la contemple un instant et la fait rouler dans ma paume. C’est détendant. Je lance un regard à Dame et fait, d’une voix plus forte, assurée :

- Oublie ce que j’ai dit, c’est n’importe quoi. Et toi, tu n’aurais pas vu un type roux un peu maussade qui se balade avec une fille genre pile électrique petit format ?

Je tourne en rond, mais cette simple question suffit à dessiner un sourire durable sur mes lèvres. Voilà que tu souris à tes propres remarques. Ma vieille, il faudrait que tu ailles te faire soigner. C’est probable, oui.

« Erm... Non, le seul roux que j'ai vu jusqu'ici c'est Gabriel, gay – ou bi – et personne d'autre... »

Comme je m’y attendais, Dame ne les a pas croisés. Mon sourire est sur le point de s’effacer, mais il refleurit d’un coup à sa question suivante :

«  Qu'est-ce que t'as fait pour arriver ici ?  »

Si elle savait… j’ai l’impression que mon arrivée dans ce train remonte à l’année passée, avec tout ce qu’il s’est produit entre. Une succession d’évènements farfelus et que des scientifiques qualifieraient d’impossible, m’ayant mené tout droit à ce conservatoire de musique, en face de cette fille trempée jusqu’aux os. C’est la personne la plus normale que j’aie croisée jusqu’à maintenant.Elle est loin de se montrer aussi désagréable que Dieu ou aussi impulsive que cette chère Joke. Je tergiverse un instant, jouant toujours avec la chevalière en or. A qui est-elle ? Quelqu’un qui tue des gens pour le compte d’autres personne n’est sûrement pas du genre à posséder quelque chose d’aussi cher. Peut-être que si… Je ne sais pas.

- La liste est longue, crois-moi… entre les ronces qui enlèvent les gens, le rat du parking à qui on a crevé les deux yeux, l’homme invisible et le monstre du Loch Ness, on en a bien bavé. Août, Joke et moi… C’est eux deux que je cherche. On a croisé d’autres gens, mais ils ne sont jamais restés bien longtemps. Et toi, comment se fait-il que tu sois aussi trempée ?

Je ne devrais pas lui faire la conversation, comme ça, aussi tranquillement comme si nous sirotions une tasse de thé. Sauf que je ne sais pas par où commencer mes recherches. A vrai dire, j’ignore ce que je veux. Ne me dis pas que tu hésites encore ? L’hésitation ne sert à rien dans cet endroit, ce qui compte c’est de réagir et d’établir la liste de tes priorités. Mes priorités… Le blasé et la crevette, mes souvenirs et… ce sera tout pour l’instant, merci de me l’apporter au plus vite sur un plateau que je puisse passer à autre chose. Je m’étire, et passe la bague à mon annulaire…

Les instruments entendent de nouveau des voix. Furieux d’avoir été abandonnés par la petite chanteuse rousse, ils se précipitent sur Dame et Xéna. En quelques secondes elles se retrouvent encerclées par tout une chorale d’instruments, brillant et mouvant. Un mirco se plante avec brusquerie devant Dame, tandis qu’une guitare se jette presque dans les bras de Xéna.

Au même moment, un souvenir apparaît et tourbillonne près de Xéna.

Dame se lève d’un bond et se plante devant moi. Vu sa tirade suivante, c’est l’évocation de Ratatouille qui l’a perturbée. Tiens, elle aussi a eu la chance de se retrouver face à cette sale bête au poil roussi… Apparemment cette foutue ville n’épargne personne. La brune s’embrouille un peu au moment où elle en vient à m’expliquer pourquoi elle a l’air d’avoir essuyé une averse. Sa voix meure avant qu’elle ait fini. C’est peut-être mieux ; à part qu’elle a essayé de sauver quelqu’un de la noyade, je n’ai pas tout compris. Dame passe la main dans sa chevelure ondulée et tente de sourire.

«  Désolée, c'est la mémoire. Tu sais, celle qu'on a pas?  »

Ou seulement en partie… Je me retiens de lui demander pourquoi elle s’excuse. Après tout, je me fiche pas mal qu’elle ait poussé quelqu’un dans un lac « pour rigoler » ou pour le tuer. Ce qui compte, c’est l’ici et maintenant. Je soupire en me levant à mon tour :

- Oui, je sais connais ça. La mémoire « qu’on a pas ». Tout le monde dans cette ville est…

Au même instant, il se passe – encore – quelque chose d’absolument impossible dans le monde réel. Peut-être que nous sommes tous morts. Tous les instruments de la pièce, sans exception, prennent vie tout à coup et viennent nous encercler. J’ai levé un sourcil, pas impressionnée le moins du monde :

- Ben voyons, je me disais bien que ce n’était pas normal, des instruments immobiles à Nulle Part.

J’attrape au vol la guitare qui se précipite sur moi. Dit comme ça, je vous l’accorde, c’est très légèrement étrange. Une guitare ne se précipite pas, en temps normal. Elle reste bien sagement dans sa housse en attendant que quelqu’un… Quelque chose que je crains et redoute à la fois voltige jusqu’à moi et je ne peux empêcher mes jambes de flageoler. Qu’est-ce que je dois faire ? En toute logique, éviter de le toucher pour ne pas souffrir. Alors touche-le et vois ce qu’il y a derrière. Je ne suis pas maso, merci bien. Je passe la sangle de la guitare et pince doucement les cordes. Les notes qui me répondent sont parfaitement justes. Génial… encore une impossibilité. Une guitare laissée à l’abandon comme ça devrait être désaccordée depuis longtemps. Pardons, petite précision, une guitare « vivante ».

- Je crois que… je sais en jouer.

Plus tard, veux-tu ? Oui, plus tard. Je jette un coup d’œil à Dame. Un micro s’est placé devant elle.

- On sortira de cette marée d’instruments dès que j’aurais touché ce souvenir. Par la force ou autrement… En faisant ce qu’ils veulent par exemple.

Et j’attrape à pleines mains ce passé qu’est le mien. Espérons juste que ce ne soit pas aussi désagréable que la première fois. Mes deux psys se sont fait la malle…

Et la mémoire revient...

Xéna:

Bien sûr, la fille brune du souvenir, Ali', c'est Dame.

Toujours cette impression d’étouffer en émergeant de mon passé, la même que lors de mon précédent souvenir, mais atténuée. Où suis-je ? Là-bas, dans cette ville enneigée à jouer cet air mélancolique et à raconter ce passé étrange à Ali’ ? Ou ici, à Nulle Part, la guitare à la main, en compagnie de Dame ? J’ai du mal à distinguer la limite entre rêve et réalité. Tu es Bulgare, tu n’as pas de nom. Jeune, tu as côtoyé la mort, celles de… tu ne sais plus, et celle de ton père assassiné. Tu as dû fuir et te réfugier chez le Clan Russe et… c’est tout. Tu n’en sais pas plus, même s’il est facile de se douter que ta famille a trempé dans des affaires louches. Peut-être un lien avec la Mafia. Mais ça n’a pas d’importance maintenant. Le seul élément qui sois réel ici c’est…

- Toi… quand on sera sorti d’ici je devrais te parler… Ali’… Mais pas maintenant.

Je sais ce qu’il me reste à faire. Je dévisage un instant Dame, ou Ali’, peu importe. J’ai connu cette fille et me suis montrée peut-être un peu trop franche avec elle. J’ignore qui est Sergueï mais je devais bien le connaître pour parler de lui ainsi. Et, tandis que j’observe cette fille qui est pour moi presque une inconnue à présent, je plaque un accord. L’un de ceux que je grattais par ennui pendant mon souvenir. Puis un autre. Mineur. Un peu plus sombre. Puis j’improvise. C’est une mélodie un peu mélancolique mais j’ai l’impression qu’elle contient cette part de moi est bloquée la muraille de l’amnésie. Une mélodie qui va crescendo et qui se fait un peu plus enjouée au fil des secondes. Tu ne joues pas que pour toi, elle est là aussi, celle que la toi d’avant connaissait . Peut-être que ces instruments nous laisserons nous en-aller, après cette chanson.

- C’est quand tu veux !

J’esquisse un léger sourire. Et ferme les yeux. N’attendant plus qu’une chose. Qu’une voix se joigne à ma mélodie.

Elle me dit de ne pas la presser et mon sourire s’agrandit. A vrai dire, j’ai peur du résultat. Heureusement que j’ai cette légère appréhension ; cela évite que j’arrête de jouer et me bouche les oreilles. Dame commence avec de l’anglais yaourt à demi incompréhensible puis enchaîne dans un français encore pire. Tss, elle aurait dû chanter en russe, le résultat aurait été plus convaincant ! Ce n’est pas sa voix qui cloche, plutôt le fait qu’elle n’ait pas une spontanéité suffisante pour improviser. Et surtout, elle est beaucoup trop crispée. On dirait qu’elle a avalé des arrêtes de poisson Les instruments, s’ils ne nous agressent pas encore, n’ont cependant pas l’air de vouloir bouger. Maudite ville ! J’interromps le morceau en plein milieu et pose une main sur le poignet de Dame en secouant la tête.

- C’est bon, arrête le massacre. Apparemment, on est deux à ne pas savoir chanter ici…

Je ne sais pas si c’est vrai, mais je préfère atténuer un peu ma remarque, histoire qu’elle ne prenne pas la mouche. Je ne sais pas si nous étions amies où ennemies, avant, et je n’aimerai pas que ça tourne mal avant d’avoir obtenu la réponse. Je regarde les instruments qui nous entourent. J’ai une petite idée de ce que nous pourrions faire, puisque la voie diplomatique a foiré. Sans me presser, je fais passer la guitare dans mon dos, manche vers le bas, en espérant qu’elle ne se débatte pas. M’enfin, c’est une guitare, avec un très beau son, et je ne peux pas la laisser là. Même si nous sommes à Nulle Part, ça devrait aller. Mon plan prend sa forme définitive. Si tant est qu’on puisse appeler ça un plan. En langage courant, on dirait plutôt : « foncer dans le tas dans réfléchir aux conséquences ». Ce qu’en temps normal je ne ferais jamais. C’est pourquoi c’est un plan. Point. Je saisis le poignet de Dame :

- On discutera plus tard de ce que j’ai vu. Maintenant…

Je hoche la tête avec un air entendu :

- Tu cours !!

Et je l’entraîne vers la sortie, hors du cercle des instruments. Faites juste qu’ils ne fassent pas du zèle en nous poursuivant. Je laisse échapper un petit rire devant l’étrangeté du tableau. Des violons, des flûtes, des tambours et que sais-je encore sautillant sur leurs extrémités pour nous taper dessus. Ri-di-cule.

Les instruments ont commencés à jouer, accompagnant les deux femmes. Mais quand ils sont de nouveau délaissés, la fureur reprend le dessus. La bandoulière se resserre brusquement autour de la gorge de Xéna, et toute la troupe d’instruments se met à la poursuite des deux jeunes femmes.

Spoiler: