Elle avait agit sans réfléchir. Et maintenant, alors que ses pas l'avaient menées en haut des marches et qu'elle avait entraînée l'autre fille inconnue à sa suite, les larmes ruisselaient sur son visage sans qu'elle puisse en définir de causes particulières. Un énorme vide s'était logé au fond de sa poitrine. Boum. Boum. Son coeur battait à tout rompre dans sa cage thoracique. Boum. Et les larmes coulaient le long de ses joues.

Elle lâcha la main de l'inconnue et s'appuya contre le mur pour s'y laisser glisser. Les deux filles étaient abritées sous un minuscule préau. Assise sur le sol froid, Janvier enfoui sa tête dans ses mains et se laissa aller à son chagrin en grands sanglots humides. Elle couina, entre deux hoquets. " J'en ai assez. Assez. Vraiment. Oh toi tu souris. Parce t'es nouvelle. Toi t'as pas encore vu les ronces qui vous attaquent, les chiens gros comme des ours. T'as pas sentit les choses rôder contre toi qui sont invisibles mais là quand même. Tu n'as pas perdu tes affaires dans un métro probablement inondé à l'heure qu'il est. On t'as pas lancé une boîte de conserve en pleine figure. T'as pas marché pendant une heure perdue sous la pluie."

Elle releva la tête, les yeux rouges. Son mascara dégoulinant lui donnait un air de panda qui ne s'arrangea pas lorsqu'elle essaya de s'essuyer le visage d'un revers de manche. Elle reprit son souffle et reprit sa litanie d'une petite voix rauque à moitié éteinte. " Mais toi, t'es amnésique. Comme tout le monde. Hein ? Je sais pas où on est. Tu voulais de l'aide, t'es mal tombée. Cette ville est bizarre. Personne ne sait ce qu'on fait là et tout le monde a perdu la mémoire. T'es dans la merde. On est tous dans la merde. Il y a quelque chose qui joue avec nos nerfs et on sait pas quoi. "

Elle se releva, déplia ses jambes lourdes et fit quelques pas. Elle avait froid en chaussettes. Mais pour rien au monde elle ne serait redescendue chercher ses talons. Elle regarda la ville grise et laide et reprit la parole. " Parfois, on a l'impression que tout s'arrange, que ça pourrait être pire. On trouve des gens qui vous protège. Puis on se rend compte que ça ne veux rien dire, qu'ils sont aussi perdus que nous. "

Elle s'arrêta, à la limite de la fin du préau et souffla. " J'ai peur. " Elle inspira et poursuivit. " Je suis fatiguée, j'ai froid, et j'ai peur. " Lentement, elle déglutit et tourna la tête vers la fille. Elle la regarda comme si elle la voyait pour la première fois. Une grande brune aux cheveux longs et aux yeux sombre. Elle sourit doucement. " Tu t'en fiches, pas vrai ? Tu débarques et tu te fais enlever par une folle qui parle toute seule. " demanda-t-elle d'une voix tendre.

Elle inspira à nouveau, bloqua sa respiration et lâcha. " Moi c'est Janvier. Et si je suis folle c'est à cause de cette ville. Et toi ? Qui veux-tu être ? "

L'autre pleurait. Ses sanglots couvraient à peine le bruit de la pluie qui claquait sur le sol dur du toit. Mais elle, elle était toujours trempée, ses baskets faisaient toujours "floch floch" quand elle faisait un pas, et ses longs cheveux bruns n'appréciaient toujours pas la douche improvisée qu'elle subissait depuis sa sortie du train. Elle se demanda ce qui était le plus grave. Et en conclut que le chagrin de l'autre brunette devait être plus insupportable que leur condition commune de filles détrempées par des trombes d'eau tombées du ciel. Sa camarade d'infortune la tira jusque sous un petit préau décrépit, avant de s'affaler contre le mur, par terre, et de lui raconter ses misères, entre deux sanglots et respirations difficiles. Son mascara dégoulinant donnait à la scène les accents dramatiques d'un mauvais film à l'eau de rose, dans lequel l'héroïne vient de se faire plaquer. Ceci dit, elle ne fit aucune remarque concernant l'apparence de la jeune fille, ne souhaitant pas la vexer.

Ses paroles l'interpellèrent. Les ronces, les chiens, les "choses", le métro inondé, la boîte de conserve. À la limite, les deux derniers paraissaient presque normaux, comparés aux premiers mots. C'était un peu étrange, tout de même. Mais qui lui disait que c'était impossible ? Sans mémoire, comment savoir ? Puis l'autre mentionna la pluie. La pluie. Oh que si, elle avait expérimenté la pluie. Bien trop à son goût, d'ailleurs, mais elle faisait avec. Peut-être pas pendant une heure - après un rapide coup d’œil à son portable, qui affichait toujours ce stupide décompte, elle en déduisit que non, ça ne faisait pas encore une heure qu'elle s'était réveillée. L'autre parlait encore. Elle s'était levée, monologuait depuis quelques minutes, et prononçait chacun de ses mots de manière théâtrale. Elle aurait pu décrocher le premier rôle d'une tragédie sans aucun problème, avec une telle éloquence. Sauf que ce qu'elle disait restait bien étrange. Peut-être s'était-elle faite plaquer, après tout ? Le désespoir et la tristesse donnent plus souvent lieu à des envolées lyriques que le bonheur et la joie. Il était temps de l'arrêter de déprimer.

« Ouais, moi aussi j'ai froid, fit-elle en se frictionnant les bras pour essayer - en vain - de se réchauffer un peu. Je ne sais pas ce qu'il t'est arrivé, mais ça ne m'a pas l'air très joyeux, tout ça... Mais tu sais quoi ? Je pense pas que tu sois folle. C'est normal d'avoir l'impression que tout va de travers, au bout d'un moment. Mais ça va aller, t'inquiète pas. La fin d'une vie marque le début d'une autre ! »

Être optimiste. Dynamique. Croire en ses paroles. Chasser la tristesse et la peur. Chasser le pessimisme.

« Tout le monde est amnésique ici ? Même les gars, en bas ? Enfin, à part vous j'ai croisé personne d'autre, je commençais à croire que la ville était déserte. Et puis, j'ai aussi ce fichu bug de portable, du coup j'arrive pas à savoir quelle heure il est, pour reprendre le train. » Elle joignit le geste à la parole et agita son cellulaire sous le nez de l'autre fille pour lui montrer cette espèce de compte à rebours un peu flippant.

La dénommée Janvier lui avait demandé son nom. Ou plutôt, elle lui avait demandé de choisir son nom. Mais elle était amnésique. Comment pouvait-elle choisir ? Elle ne se connaissait même plus...

« Et bien... Je veux être, je veux être... J'imagine que je veux juste être moi-même, non ? Euh... En fait... J'ai même pas réfléchi à mon nom. »

La jeune fille afficha une moue un peu gênée, comme si elle avait zappé le plus important jusqu'ici. Ce n'était peut-être pas le plus important, mais en tous cas elle l'avait zappé. C'est vrai, ça, comment je m'appelle ? Et quel âge j'ai, exactement ? Qu'est-ce que je faisais dans ce train ?

Flot de questions dans sa tête. Flots de la pluie sur le sol.

Janvier regarda la brunette, atterrée. Elle ne comprenait pas. Comment aurait-elle pu comprendre ? Elle lui offrait un sourire bienveillant et chaleureux mais cherchait un moyen de reprendre le train. Reprendre le train. Inconsciemment, la jeune femme avait admit l'idée qu'il n'y avait pas d'autres trains que celui qui l'avait emmené. Mais peut être l'inconnue venait-elle de soulever une question judicieuse.

Elle secoua la tête, emmêlant davantage ses cheveux mouillés et murmura. " Tout le monde a le même bug. Je crois...je crois que ça compte le temps. J'ai parlé avec d'autres gens. "

Elle expira à nouveau. Inspirer du bien être, expirer du stress. On aurait dit une vieille méthode de cours de relaxation. En avait-elle fait avant ? La question était vide de sens. " Oui. Les garçons en bas c'est Clow et Chancelier - celui avec les cheveux bleus -. L'autre je ne sais plus. Crescendo je crois... Il nous est tombé dessus en même temps que le loup. " expliqua-t-elle patiemment à la brunette.

" Toi aussi il te faut un nom. Il nous faut tous un nom ici. On est coincé pour je ne sais combien de temps et...et je veux pas t'appeler "la Brune Optimiste" dans ma tête, tu comprends ? Alors pour moi, tu seras Février. Février. Ca vient après Janvier. "

Elle éclata d'un rire cristallin qui relâcha les tensions accumulées lors de son monologue et précisa. " On a déjà un Novembre. Novembre, Janvier, Février. Bientôt, on aura les douze mois de l'année ! " Elle secoua ses boucles brunes et s'adossa à nouveau au mur. " Y a quoi dans ton sac en fait ? " demanda-t-elle. Elle avait moins l'air d'une grande actrice de scène tragique. Non. Elle ressemblait une fille fatiguée. A l'allure de panda et aux cheveux mouillés.

Bug collectif ? Du piratage ? On pouvait vraiment faire ça avec les portables, de nos jours ? Elle admit ce fait. Si tout le monde se baladait avec un compte à rebours sur soi, ça devenait flippant. C'était mauvais signe, non ? Mais il y avait quelque chose d'excitant dans l'augure d'une menace invisible. Inconnue et dangereuse. Elle devint plus attentive aux paroles de Janvier, essayant de mémoriser le nom des gars en bas. Pas vraiment des prénoms, à vrai dire. Plus des pseudonymes temporaires. Pas étonnant.

« Février... Ouais. Ouais, ça sonne bien ! Bonne idée. Donc à partir de maintenant, je serai Février ! Haha, ouais, on pourrait réunir tout le calendrier ça serait marrant. »

Février. Février. Février. Elle répétait en boucle son nouveau patronyme dans sa tête, pour s'y habituer. Bon, ce n'était pas si dur que ça, finalement. C'était comme un pseudo ou un nom de code. Février.

« Hein ? Ah, oui, c'est vrai. Mon sac. Je l'avais presque oublié... Ben j'ai pas grand chose d'intéressant : une tenue de sport, une raquette de tennis et une bouteille d'Ice Tea. D'ailleurs, j'aimerais bien goûter, si c'est dans mon sac c'est que je dois aimer ça, non ? »

Elle ouvrit la fermeture éclaire et fouilla quelques instants jusqu'à ce que ses doigts se posent sur la bouteille. C'était un petit format, mais ça lui suffisait. Le contact froid lui déplut, puisqu'elle-même grelottait discrètement, serrant les dents pour ne pas en claquer. Prudemment, elle ôta le bouchon et porta le goulot à ses lèvres - une saveur sucrée titilla ses papilles, et un goût de pêche se répandit dans sa bouche tandis qu'elle en but deux grandes gorgées. Effectivement, elle adorait ça !

« Tu veux goûter ? Fit-elle en tendant la bouteille à Janvier avec un sourire franc. C'est super bon, ça devrait te remonter le moral. Tu m'as parlé de loups tout à l'heure, c'est quoi cette histoire ? Je veux dire, si y'a des loups en liberté, il faudrait appeler la police, ou le personnel du zoo, non ? Oh, et tu as croisé combien de personnes amnésiques, en tout ? C'est déjà pas normal qu'on soit autant à avoir perdu la mémoire, mais s'il y en a plus c'est carrément flippant... »

Elle porta la bouteille tendue avec bienveillance jusqu'à ses lèvres et avala une gorgée. La boisson au goût de thé trop sucré et chimique lui descendit dans la gorge alors qu'elle affichait une moue dégoutée. Non. Elle n'aimait vraiment pas ça. Elle s'essuya la bouche et rendit la bouteille à Février en secouant la tête.

" Non, ça ne me dit vraiment rien. Mais c'est très gentil. "

Elle sourit et soupira à nouveau en ne cessant de jouer avec ses cheveux. " Les loups je ne sais pas d'où ils viennent mais ils sont vraiment énormes. Et pas moyen de téléphoner à la police, les portables ont un bug comme tu as vu. Il n'y a personne au commissariat. La police, c'est nous en fait. Clow, Chancelier et moi. " Sa voix partit à nouveau dans les aigus, c'était effrayant de savoir qu'ils étaient les seuls à pouvoir plus ou moins "maintenir l'ordre".

" Euh... Il y a Novembre qui s'est réveillé dans le même train que moi. Calvetti, Sky. Et d'autres encore je crois puisque je n'avais jamais vu Crescendo avant. " dit-elle tout en comptant sur ses doigts. " Beaucoup trop pour que ce soit normal, en effet. "

Elle soupira encore et jeta un regard vers la porte avant de déglutir. " Viens ? On descend ? J'aurais pas du monter comme ça en les laissant tous seuls..." murmura-t-elle tout en commençant à descendre les marches. Toujours en chaussettes.

Spoiler:

Elle lui rendit la bouteille. Elle n'aimait pas ? Bah... Tant pis, ça en ferait plus pour elle ! Janvier trifouillait ses cheveux, tout en parlant. Les loups, les amnésiques, les portables... Ça faisait pas mal d'informations à intégrer d'un seul coup. Mais d'un autre côté, si le temps était vraiment compté, faire un condensé de tout ce qu'elle savait n'était pas plus mal. Elle avait plus de jugeote qu'il n'y paraissait, en fait. Février apprécia ce fait. Être entourée de personnes censées, même inconnues, l'arrangeait particulièrement.

« Vous pensez rester au commissariat, alors ? Hé, s'il y a des loups dans le coin, tu crois qu'on pourrait les chasser, d'une manière ou d'une autre ? C'est quand même sacrément dangereux, ces bestioles, il faut faire gaffe. Barricader les fenêtres et tout... »

C'était plus une liste d'idées en l'air que de vraies questions. Mais puisque l'autre brunette aussi avait l'air bavarde, ça alimenterait la conversation. Mais c'était vrai. Janvier avait raison. S'il ne restait plus qu'eux, autant sécuriser le périmètre et s'assurer que tout redevienne plus ou moins normal avant de chercher à se poser d'autres questions. S'ils étaient nombreux à errer dans la ville, amnésiques et sans protection, ce n'était pas pour rien. Mais quel but devaient-ils alors accomplir ? Car il y avait un but, une fin, à tout cela, elle en était persuadée. Et si elle s'était volontairement embarquée pour cette ville-fantôme ? Avait-elle quelque chose à y faire ? Elle repensa à son sac. Un match de tennis, peut-être ?

Et c'était vrai aussi. Trop de gens amnésiques en même temps. C'était louche ! Mais bon, qu'y pouvait-elle ? Elle voulait comprendre, certes. Mais d'un autre côté, elle ne songeait pas trop aux causes, au pourquoi du comment. Seul le but comptait. La finalité. Janvier semblait avoir des remords pour son comportement excessif de tout à l'heure, et elle proposa déjà de redescendre, interrompant le fil des pensées de la jeune fille.

« Oui, si tu veux. J'ai pas vraiment eu le temps de faire connaissance avec les autres, j'ai hâte de voir qui ils sont vraiment ! Ils avaient l'air sympa, en tous cas. »

Elle attrapa son sac et suivit Janvier dans les marches, le "floch floch" de ses baskets rythmant toujours désespérément ses pas.